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La Nakba censurée

Le professeur Claude Calame commente la suspension d’un cours de formation sur la Nakba palestinienne à la Haute Ecole pédagogique de Lausanne.
Canton de Vaud

Nakba, «la catastrophe»: plus de 700 000 Palestiniens chassés de leur territoire, près de 800 villages détruits. Le terme est employé pour la première fois dans un tract rédigé en arabe par des militaires de l’Etat d’Israël nouvellement fondé. Le tract est adressé aux habitants musulmans de Tirat (dans la zone du grand Haïfa) qui, en juillet 1948, résistaient à l’occupation de leur bourgade alors que femmes et enfants avaient été évacués en Cisjordanie. Et le texte de préciser: «Si vous voulez échapper à la Nakba, éviter un désastre, une inévitable extermination, rendez-vous!».

Il revient au théoricien syrien du nationalisme arabe Constantin Suriek d’avoir consacré un premier essai aux expulsions de masse à l’occasion de la fondation d’Israël. Sous le titre La signification de la Nakba (Damas 1948), il déclare que «la défaite des Arabes en Palestine n’est pas (…) une atrocité temporaire. C’est une ‘Nakba’ au vrai sens du terme». Dès la même année, l’écrivain israélien Yizhar Smilansky décrit la répression des soldats de son pays à l’égard des Palestiniens dans des livres qui, tel Khirbet Khizeh, seront mis au programme officiel du Ministère de l’éducation. Depuis, à quelques exceptions près, l’historiographie de l’expulsion des Palestiniens en 1948 a été marquée par une suite de tentatives révisionnistes et négationnistes; cela jusqu’à la «loi Nakba» de mars 2011. Cette loi récente déclare illégale la commémoration du «désastre» dont la date correspond au jour de la déclaration d’indépendance d’Israël.

Quoi de plus légitime, dès lors, que de revisiter et de questionner une histoire déniée avec une opiniâtre constance? C’est à ce travail que se sont attachés dès les années 1980, en Israël même, ceux que l’on a dénommés les «nouveaux historiens».

Parmi eux Ilan Pappé, professeur à l’université d’Haïfa, contraint de s’exiler à l’université d’Exeter en 2007. Dans son The Making of the Arab-Israeli Conflict, 1947-1951 (Londres et New York, I.B. Tauris, 1992), l’historien israélien montre, sur la base d’une étude documentaire fouillée, que jamais la communauté juive en Palestine n’a été menacée d’annihilation dans les années qui ont précédé la création de l’Etat d’Israël. Cette prétendue menace ne saurait donc justifier la répression qui a suivi la fondation sioniste. Depuis, les nombreux travaux qu’Ilan Pappé a consacrés aux différents développements coloniaux de l’Etat d’Israël font autorité.

Et que dire des travaux de Shlomo Sand dont les essais novateurs sur l’histoire du «peuple juif» ont été traduits en plusieurs langues? Professeur à l’université de Tel Aviv, l’historien s’est illustré par une critique fondée du mythe du peuple juif qui aurait reçu la Torah dans le Sinaï pour se fixer, à sa sortie d’Egypte, dans la «terre promise» devenue le royaume de David et de Salomon, et partagée entre les royaumes de Juda et d’Israël; il en aurait été chassé à deux reprises. L’examen documentaire montre que les deux exils n’ont pas de réalité historique: la «diaspora» n’est que l’effet de l’activité prosélyte des Juifs et des conversions de masse dans tout le sud du bassin méditerranéen jusqu’en mer Noire et sur les bords de la mer Caspienne.

Fondé sur une généalogie ethnique, la politique identitaire d’Israël s’inscrit dans la fabrication des nations à la fin du XIXe siècle. C’est ce que Shlomo Sand démontre avec brio, en se fondant notamment sur la documentation archéologique dans plusieurs ouvrages dont le fameux Comment le peuple juif fut inventé (Paris, Fayard, 2008). Quant aux enjeux colonialistes de la politique de l’Israël contemporain, sa démonstration a reçu une inquiétante confirmation dans la loi de juillet 2018 qui déclare Israël «Etat-nation du peuple juif», avec les conséquences que l’on sait, en particulier pour les citoyens arabes et musulmans du pays.

En invitant aux côtés d’Elias Sanbar, ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, ces deux historiens de grande renommée, la Haute Ecole pédagogique du canton de Vaud entendait offrir un cours de formation continue à l’occasion des 70 ans de la création de l’Etat d’Israël; ces deux jours de réflexion avaient été placés sous l’intitulé «1948: connaître et enseigner la Nakba (‘Catastrophe’) palestinienne». Il ne s’agissait pas uniquement de tenter de rétablir la mémoire d’un développement et d’une vérité historiques, mais aussi de montrer les enjeux de sa distorsion et de sa dénégation.

Or ce programme n’a pas été du goût en particulier d’un professeur de la Faculté de théologie protestante de l’université de Lausanne, une faculté qui a inclus récemment dans son champ d’exercice les sciences des religions. Après des études à l’université hébraïque de Jérusalem, Jacques Ehrenfreund est désormais professeur ordinaire pour un enseignement sur les Juifs et l’histoire du judaïsme. Dès la fin des années 1990, il a occupé à l’UNIL un premier poste précaire d’enseignement du judaïsme, à l’issue d’une candidature contestée et imposée à la Faculté de théologie – il convient de le rappeler. Il s’intéresse en particulier à l’identité juive et à la sécularisation du judaïsme dans les Etats européens modernes.

On pourra donc s’interroger sur les raisons qui ont poussé le professeur de judaïsme à dénoncer le traitement de la Nakba par des collègues auxquels il dénie la qualité d’historien pour les qualifier de militants. Mais on s’interrogera davantage encore sur celles qui ont conduit Cesla Amarelle, cheffe du Département de la formation, de la jeunesse et de la culture, à suivre l’avis du ressortissant franco-iraélien, à «suspendre» le cours et, de fait, à censurer des historiens internationalement connus et respectés, tels Ilan Pappé et Shlomo Sand.

Claude Calame est professeur honoraire à l’UNIL et Directeur d’études à l’EHESS, Paris.

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