Politiser l’accouchement
Traduire et diffuser des textes anglophones inédits pour étayer la critique féministe, c’est le projet – réussi – de la collection «Sorcières» des éditions [françaises] Cambourakis. Donner naissance1>Alana Apfel (sous la dir. de), Préface de Silvia Federici, Donner naissance. Doulas, sages-femmes et justice reproductive, Cambourakis, coll. «Sorcières», Paris, 2017, 208 pages. se compose de récits de naissance américains, d’une liste de plantes médicinales et d’un très utile lexique politique. Car il s’agit bien de politiser la naissance, comme le postulaient déjà deux auteures françaises dans un ouvrage au titre éloquent: L’accouchement est politique2>Laëtitia Négrié et Béatrice Cascales, L’accouchement est politique. Fécondité, femmes en travail et institutions, L’Instant présent, coll. «Sciences humaines», Paris, 2016, 232 pages.. Ici, la réflexion se prolonge à partir d’un concept élaboré par des militantes noires américaines en 1994, lors de la Conférence internationale sur la population et le développement, au Caire: la «justice reproductive», le droit de jouir d’un accompagnement digne tout au long de sa vie, jusqu’aux conditions nécessaires pour élever des enfants. Une revendication qui prend soin de considérer les multiples dominations – de classe, de race et de genre – auxquelles sont confrontées les mères et les futures mères.
A partir de projets d’entraide communautaire menés à San Francisco, Donner naissance rapporte le témoignage de treize «accompagnantes à la naissance». Elles sont doulas3>Femme qui apporte soutien et accompagnement moral et pratique à une femme enceinte ou un couple durant la grossesse, la naissance et la période néonatale. Son rôle n’est pas thérapeutique et elle n’a pas forcément de formation médicale (source: wikipedia). ou sages-femmes, militantes, professionnelles ou bénévoles, travaillent à l’hôpital public ou l’ont déserté. Leurs récits se font le plus souvent écho, et parfois divergent. Lorsque l’une défend la naissance physiologique (par opposition à l’accouchement médicalisé), l’autre estime que «si une personne veut une péridurale, elle veut une péridurale!». Aux principales concernées de décider en connaissance de cause. Aux accompagnants de répondre à leurs attentes sans jugement. Pas facile lorsque les moments entourant la naissance sont souvent mis sous contrôle, et quand les femmes sont d’emblée disqualifiées par le pouvoir médical – jusqu’aux violences obstétricales4>Cf. le dossier «Bonnes femmes, mauvais genre», Z, n° 10, Marseille, 2016.. Au sein de ce mouvement pour la «naissance juste», d’autres cherchent à aller plus loin encore, jusqu’à inclure la transidentité: pourquoi ne pas arrêter d’assigner un genre à la naissance des enfants?, propose une doula dans l’anthologie d’Alana Apfel.
Une autre, accompagnante de détenues durant leur grossesse, s’interroge sur les rapports de domination véhiculés par son travail de «prestataire blanche». Elle propose désormais à ces femmes des formations afin qu’elles puissent se prendre en main. «Chaque fois qu’une femme de couleur se sent habilitée, appréciée et entendue, cela ne peut que conduire à un plus grand agir révolutionnaire», dit-elle. Aux Etats-Unis, les femmes noires sont les plus vulnérables face au cancer du col de l’utérus, au VIH-sida, aux grossesses non désirées. A cela il faut ajouter les discriminations émanant des institutions, lorsque certains hôpitaux tentent d’imposer des méthodes contraceptives à des femmes à faibles revenus ou non blanches.
Une pratique également constatée en France, comme le rappelle Françoise Vergès dans son enquête sur les stérilisations forcées subies par des femmes des territoires d’outre-mer dans les années 1970, y compris quand le droit à l’avortement n’était pas encore accordé en métropole (il le fut en 1975)5>Françoise Vergès, Le Ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme, Albin Michel, Paris, 2017, 230 pages.. Jusqu’à aujourd’hui, être une femme noire implique d’autres violences que celles vécues par les femmes blanches. Il suffit pour s’en convaincre de regarder l’excellent documentaire d’Amandine Gay Ouvrir la voix (France, 2017), dans lequel témoignent vingt-quatre Belges et Françaises d’origine africaine.
Notes
* Paru dans Le Monde diplomatique du mois de septembre 2018.