Chroniques

Clochard et taulards

Mauvais genre

Il y a des coïncidences amusantes. Je suis dans le train, plongé dans les mémoires de Charlie Bauer, «militant révolutionnaire d’extrême gauche» (comme le veut une célèbre encyclopédie en ligne), qui passa vingt-cinq années de son existence dans différentes prisons françaises. J’ai déjà dépassé les pages où Bauer évoque son compagnonnage avec Jacques Mesrine; mais j’ai encore en tête la phrase que «l’ennemi public numéro un» lui avait dite, un jour où ils faisaient bombance: «Ce qui est pris n’est plus à prendre et nous avons raison d’y prétendre.» Et voilà que dans ce train j’assiste à une petite scène qui entre en résonance avec la citation. Un homme d’une vingtaine d’années s’est levé, il se rend aux toilettes, en revient avec deux rouleaux de papier WC; et comme la jeune fille assise en face de lui le regarde d’un air interrogateur, il explique: «Je suis un clochard. Je n’ai rien. Alors je prends.»

Un abîme sépare ces deux sortes de prises: Mesrine, après de multiples braquages, coups de feu, évasions, cavales et de nombreux meurtres revendiqués, avait enlevé et ensuite régulièrement racketté un milliardaire, s’offrant ainsi tous les produits de luxe qui lui permettaient de mener la grande vie. Le carottage du petit clochard pèse de peu de poids en comparaison. Mais c’est la réaction à ces actes et discours qui m’arrête. Au seul tintement de la «cloche», des lueurs émerveillées se sont allumées dans les yeux de la voisine de compartiment: tout un monde doit se dessiner en son esprit, dont elle voit l’incarnation physique devant elle; celui de la rue, avec ce qu’elle recèle de palpitant ou d’inquiétant; un monde de liberté, où tout s’offre à vous; où tout est bon à prendre. Et qu’importe que la suite du propos soit de la plus pure idéologie capitaliste, convoquant d’anonymes «milliardaires américains» qui étaient clochards, mais qui maintenant «font bosser plein de gens, ont plein de pognon», parce qu’ils savent ce que c’est que la rue! Qu’importe la logique, aussi: il suffit qu’on agite le grelot qui fait rêver – un mot, «clochard»: et c’est l’extase.

A une tout autre échelle, là encore, les grands bandits des années 1970 ont connu le même succès par le même moyen du verbe. En 1977, Mesrine publie L’Instinct de mort. Pierre Goldman (qui sera comme Mesrine abattu en pleine rue en 1979) avait fait paraître deux ans plus tôt Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France. Charlie Bauer, lui, attendra sa sortie de prison, en 1988, pour écrire Fractures d’une vie. Dans les trois cas, la magie agira. Goldman est entre autres accusé d’avoir tué deux employées lors du braquage d’une pharmacie; les intellectuels de gauche se mobilisent: il en restera une magnifique chanson de Maxime Le Forestier («La vie d’un homme») et un acquittement aujourd’hui sérieusement remis en question. Les actions de Bauer ont été moins sanglantes, même s’il a aidé Mesrine dans le piège tendu à un journaliste qui fut torturé et laissé pour mort, ayant eu la mauvaise idée de mettre en doute la loyauté du truand envers ses amis. Mais Bauer comme Goldman est fils de communistes et de résistants; de cette filiation, ils ont conservé un vocabulaire, celui de la lutte, qui a réussi à faire mouche chez bon nombre de leurs lecteurs. On en a un témoignage dans la revue de presse publiée en annexe à la réédition de l’ouvrage de Bauer aux éditions Agone, en 2004: Bauer «le rebelle», «l’insoumis», «le damné de l’Estaque», qui écrit «contre la domination»… Bauer qui s’est insurgé, c’est vrai, contre le système carcéral (dans l’esprit des mouvements initiés avant lui, et avec raison, notamment par le Groupe d’Information sur les Prisons): mais qui semble ne l’avoir fait que parce qu’il se trouvait concerné. Pour le reste, aucun idéal social, rien de «révolutionnaire», quoi qu’on dise; le communo-anarchisme dont il se revendique est un mot vide sous sa plume. Et à la place d’un authentique discours de gauche, je trouve dans son livre le genre de phrases qu’on attribuait alors aux «beaufs». Entre deux peines de prison, il s’est livré à un trafic de haschich marocain; commentaire a posteriori: «Autant je critiquais la législation coercitive de l’époque, autant elle me semble trop laxiste aujourd’hui.» Ou pour un transfert sous escorte de la prison au tribunal: «Ils n’ont pas ménagé l’effectif ni le fric du contribuable», ceci dit sans la petite distanciation ironique qu’on pourrait attendre de celui qui ne doit pas avoir beaucoup contribué aux finances de l’Etat.

Mais chez les idéalistes – si souvent – il y a un tel besoin de s’enthousiasmer, de s’exalter (haut les cœurs!) que les mots de la tribu judicieusement choisis, la moindre clochette verbale énergiquement secouée, rendent aveugle aux actions, à la pensée de petits écornifleurs ou de grands salopards.

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lundi 8 janvier 2018

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