L’angoisse du chômeur face à l’ORP
Depuis plus de 25 ans, l’Association de défense des chômeuses et chômeurs (ADC) de Lausanne effectue un travail de suivi politique de l’évolution sur la loi sur le chômage, et tient une permanence de conseil juridique ouverte à toute personne en lien avec le chômage, de façon à aider chacun-e à prendre en charge sa propre défense. Rencontre avec trois de ses militant-e-s.
Quand et pourquoi l’ADC a-t-elle été créée?
L’ADC est née au début des années 1990, lorsque le secteur de la construction est entré en crise et qu’en quelques années le taux de chômage a commencé à augmenter. Il s’agissait de s’opposer au discours sur les «abus du chômage» qu’on a très rapidement vu se mettre en place, alors même que personne ne semblait remarquer que ces prétendus «abus» n’existaient pas avant l’augmentation du taux de chômage…
Un autre moment clé a été la création en 1995 des Offices régionaux de placement (ORP) sous leur forme actuelle. La Suisse est l’un des premiers pays à avoir mis en place un tel outil, avec un système de contre-prestations pour pouvoir être indemnisé-e. Dès le début, l’ADC s’était opposée à la création des ORP, puisque ceux-ci ont été créés de manière tout à fait explicite pour être au service des entreprises, et non comme un espace au service des assuré-e-s. Globalement, ce décor posé au début des années 1990 a très peu évolué, et la manière de traiter les assuré-e-s n’a pas changé. Les personnes engagées comme conseillères-ers ORP viennent souvent du monde du travail temporaire: c’est le profil qui est recherché, et il s’agit donc bien d’un système au service du patronat.
L’idée même de «placement» contenue dans le nom d’«Office régional de placement» n’est plus très actuelle. Il y a souvent un malentendu lorsque les gens s’inscrivent au chômage pour la première fois: ils pensent que leur conseillère-er ORP est une sorte de coach qui va les aider à retrouver du travail, et sont toujours très surpris lors de leur première sanction, quand ils découvrent qu’il ou elle n’est pas là pour les aider, mais bien pour les contrôler.
Comment interpréter la stratégie de culpabilisation des chômeuses-eurs?
On fait comme si le chômage dépendait entièrement de l’assuré-e, sans considérer les 150 000 autres personnes en Suisse qui sont dans la même situation. La personne au chômage est dénigrée et rendue coupable, alors que le chômage est déjà en soi une situation difficile. De plus, le dispositif de l’ORP amène à se retrouver seul-e face à sa-son conseillère-er, dans son bureau. Plus le chômage dure, plus la pression psychologique sur l’assuré-e va augmenter.
«Les processus d’individualisation ont porté leurs fruits ces vingt dernières années»
Cette façon de faire peser sur l’individu l’entière responsabilité de sa situation est liée au refus de voir que le chômage est un problème de société.
Comment fonctionne l’ADC au quotidien?
On peut distinguer deux pôles d’activité: d’une part le travail d’analyse politique sur les problématiques liées au chômage; d’autre part la permanence de conseil juridique. Cette seconde activité a pris une place de plus en plus importante depuis une dizaine d’années, ce qui s’explique par la multiplication des sanctions, le durcissement des règles et la complexification des cas.
Quelles sont les difficultés particulières à la mobilisation de personnes au chômage?
L’organisation des ORP a changé dans le sens d’une individualisation toujours plus poussée des chômeuses-eurs. Même l’espace des salles d’attente est aménagé de façon à ce que chacun-e soit éloigné-e des autres de façon à ce qu’elles-ils ne se parlent pas, pour séparer les gens et casser toute possibilité de réactions collectives. Avant les gens allaient pointer et se retrouvaient en file, on pouvait aller distribuer des tracts à la fin du mois devant les ORP. Aujourd’hui cela ne sert à rien, il n’y a pas grand monde et on se fait rapidement chasser par les agent-e-s de sécurité. Les processus d’individualisation ont donc porté leurs fruits ces vingt dernières années. Cette absence de sentiment collectif désamorce toute volonté d’action.
Il y a aussi toute une population de chômeuses-eurs qui vit dans la peur, en lien avec des situations liées à l’asile ou à la migration (permis B et C par exemple). Ces personnes n’osent pas faire recours de peur que les démarches juridiques ne leur créent un casier judiciaire – ce qui n’est pas le cas! – et ne mettent en péril leur statut en Suisse. Il y a beaucoup de désinformation autour de cette question, ce qui sape les éventuelles envies de révoltes.
Quels changements avez-vous pu observer ces dernières années?
Le terrain des grandes transformations de ces dernières années, ce n’est pas tellement celui de l’assurance-chômage, mais plutôt celui du dernier filet social, le revenu d’insertion (RI): il a été inclus dans le système des contre-prestations, ses bénéficiaires doivent désormais passer dans les ORP et des sanctions ont été introduites, par exemple en cas de rendez-vous manqué.
On remarque une multiplication des sanctions et un durcissement général des règles ces derniers temps, qui passent aussi par la mise sous pression des gens qui travaillent à l’ORP, pour les pousser à sanctionner les bénéficiaires, à les contrôler et à les faire sortir à tout prix des statistiques du chômage.
Par ailleurs, on constate une complexification des cas. De plus en plus de personnes se retrouvent dans des situations hybrides, à cheval entre le RI et les ORP, sans parler des questions de permis de séjour. Ces situations très compliquées nous désarment souvent, malgré notre expérience dans le domaine. La complexité des situations s’étend aussi au monde du travail. Comme un licenciement pour faute grave écope de 31 jours de sanctions au minimum, on doit aussi parfois traiter des conflits avec l’ancien-ne employeuse-eur, car ce genre de licenciement doit être contesté devant le tribunal des prud’hommes si l’on veut avoir une chance d’éviter la sanction. On doit donc de plus en plus souvent se battre à la fois contre les employeuses-eurs et contre les caisses de chômage.
Quels rapports entretenez-vous avec les syndicats?
Il y a un gros problème avec les caisses de chômage syndicales à notre sens. Lors de la création des ORP et des caisses de chômage publiques, l’accord des syndicats a été «acheté» en leur laissant la possibilité de conserver leurs caisses. Ils en tirent en effet des revenus loin d’être négligeables – on n’a jamais vraiment su combien – et ont de fait été pris dans cet engrenage néfaste dès l’origine, ce qui explique qu’ils ne puissent s’exprimer librement sur le sujet.
«Une caisse de chômage a en réalité très peu de marge de manœuvre»
Si les caisses de chômage ont en fait assez peu de pouvoir, elles jouent un grand rôle au moment de l’inscription, car elles décident si la perte d’emploi est fautive ou non. Des caisses censées être «syndicales» se retrouvent ainsi à sanctionner de manière très brutale des travailleuses-eurs qui ont perdu leur emploi, créant un paradoxe tout à fait malsain entre combat syndical et défense des chômeuses-eurs.
L’ADC a longtemps essayé de tisser des alliances avec les syndicats, mais nous n’avons pas rencontré de véritable volonté politique de leur part de s’engager sur le thème du chômage.
Les syndicats pourraient-ils subvertir le système des caisses de chômage de l’intérieur?
Toutes les caisses de chômage sont de manière très directe sous la coupe du secrétariat d’Etat à l’économie (Seco), et sont soumises à de forts contrôles. On peut mentionner l’exemple intéressant des ORP de Genève, qui ont longtemps résisté et refusé de sanctionner les assuré-e-s, mais ont été mis au pas par la pratique du benchmarking (évaluation comparative) il y a une dizaine d’années. Le Seco les a alors forcés à adopter les mêmes pratiques que dans les autres cantons. Une caisse de chômage a en réalité très peu de marge de manœuvre, elle est sous le contrôle de la Confédération, et c’est une illusion de croire qu’on pourrait subvertir cela de l’intérieur.
Quelles sont les principales revendications que vous portez actuellement?
Il faut cesser de considérer tou-te-s les assuré-e-s comme des abuseuses-eurs en puissance, pour le chômage comme pour les autres assurances sociales. De manière générale, on observe une maltraitance institutionnelle qui ne peut qu’être très mal vécue par les gens qui passent par ces offices. Les gens que nous rencontrons sont très angoissés à l’idée d’aller se faire aider à l’ORP. Nous avons toujours dénoncé la «double casquette» qui voudrait que les ORP soient à la fois là pour les aider et pour les punir.
On peut également évoquer le non-recours aux prestations, le renoncement à des prestations dues par découragement, qui est un aspect dont on parle moins que des prétendus «abus», évidemment. Le budget alloué à débusquer les abuseuses-eurs est par ailleurs supérieur à ce qui est récupéré quand on découvre réellement des abus.
Finalement, c’est tout le système de contrainte qui est absurde. Toutes les formations et tous les emplois temporaires subventionnés (ETS) qui sont faits sous la contrainte sont problématiques, voir contre-productifs. Cela ne peut pas amener d’effets positifs pour les personnes qui les suivent. Même d’un point de vue économique, il serait beaucoup plus intéressant de laisser à chacun-e son libre arbitre, de façon à ce qu’ils et elles puissent faire ce qui les intéresse réellement, mais ça n’est pas du tout dans ce sens que les choses sont construites.
Paru sous le titre original «Entretien avec l’ADC: ‘les gens sont très angoissés à l’idée d’aller se faire aider à l’ORP’» dans Pages de gauche n°167, printemps 2018, dossier: «Le chômage pour discipliner le salariat», pagesdegauche.ch