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Créer un organe d’enquête indépendant

Au cours des deux dernières années, quatre personnes sont décédées dans le canton de Vaud à la suite d’une arrestation policière musclée. Ces cas de violences ont poussé des centaines de manifestants dans la rue, dénonçant racisme et usage excessif de la force policière. Eclairage de Lauriane Constanty, rédigé pour Infoprisons.
Créer un organe d’enquête indépendant
Une manifestation contre le racisme et les violences policières était organisée à Lausanne, le 10 mars 2018, après la mort de Mike Ben Peter, un Nigérian de 40 ans décédé après un contrôle de police. KEYSTONE
Violences policières

Alors même que de récentes affaires de violences policières dans le canton de Vaud ont eu un retentissement important dans les médias, les politiques semblent toutefois ignorer consciemment l’ampleur du problème. La Suisse a pourtant des obligations internationales en la matière, notamment celle de garantir une procédure d’enquête efficace permettant aux victimes présumées de déposer plainte à l’égard de la police. Une exigence qui, pour l’instant, n’est pas concrétisée.

En novembre 2016, un jeune homme de 27 ans mourait sous les balles d’un agent à Bex. La même année, un joggeur, pris à tort pour un dealeur, s’est retrouvé aux urgences avec de nombreuses blessures à la suite d’une interpellation policière violente. En octobre 2017, un homme est retrouvé mort dans une cellule de la gendarmerie vaudoise. Il y aurait été emmené «par erreur» – bavure révélée seulement après son décès. Et dernièrement, en février, un quatrième homme est décédé après un contrôle de police musclé. Faute d’informations claires de la part de l’autorité, un grand flou règne autour de ces affaires et il est impossible de savoir avec certitude ce qui s’est réellement passé. Certaines de ces personnes étaient possiblement connues de la justice, d’autres non; mais en tous les cas, aucune n’aurait dû mourir des suites d’une intervention policière.

La création d’une commission indépendante: un enjeu politique de longue date en Suisse

Quatre hommes, tous d’origine africaine. Cela fait beaucoup de cas dans le seul canton de Vaud en un peu plus d’une année, et inquiète tant les organisations internationales que les citoyens. Les manifestations dans les rues se sont succédé, soulignant l’urgence de trouver une réponse adéquate à une évolution où la question de la discrimination raciale doit être posée. Même si aucun chiffre ne peut être avancé, la Ligue des droits de l’homme vaudoise relève également une multiplication des actes à caractère raciste au sein des forces de l’ordre vaudoises. Et comme nombre d’ONG (telles qu’Amnesty International), son président, Yan Giroud, demande «[…] que des enquêtes indépendantes et impartiales soient menées lorsque les forces de police sont dénoncées pour des actes qui pourraient tomber sous le coup du droit pénal, comme ceux à caractère raciste.»1>«Soupçons de violence policières dans le canton de Vaud: les autorités doivent réagir», Humanrights.ch, 30 avril 2018. Les autorités devraient ainsi veiller à ce que qu’une enquête officielle soit ouverte, permettant d’investiguer de manière rapide et efficace les faits et d’identifier les coupables de l’abus. Mais nous sommes encore loin de cette réalité en Suisse.

La création d’une commission indépendante pour instruire les plaintes contre la police est un enjeu politique de longue date en Suisse. Plusieurs organes internationaux de défense des droits humains (Comité des droits de l’homme, Comité de l’ONU contre la torture, Comité pour l’élimination de la discrimination raciale) ont déjà souligné le manque de réponse de la part des politiques suisses et regrettent notamment l’absence, au niveau fédéral, d’une base de données concernant les plaintes déposées contre la police. La Cour européenne des droits de l’homme a par ailleurs déjà condamné la Suisse à deux reprises (20062>CEDH 2006, note d’information N°83, bit.ly/2ur9OZR et 20133>CEDH, Affaire DEMBELE c. SUISSE, bit.ly/2us9wlI) pour ne pas avoir garanti une procédure d’enquête adéquate à la suite de cas de violence policière.

Malgré les critiques et les tensions qui font actuellement débat à Lausanne concernant l’usage abusif des forces policières et le profilage racial, la création d’une instance indépendante n’a toujours pas trouvé écho au Conseil communal et au niveau cantonal, on feint d’ignorer la possibilité d’une solution. En 2008, le Parlement vaudois avait par ailleurs déjà dit non à une proposition similaire. Mais la prise de position récente du Conseil fédéral risque de changer la donne. Le gouvernement s’est en effet engagé en avril 2018 à suivre une recommandation du Conseil des droits de l’homme de l’ONU et a accepté l’établissement d’un organe indépendant pour gérer les plaintes contre la police.

Toutefois en Suisse, ce sont les cantons qui fixent un cadre à leur police. Canton et communes sont-ils alors prêts à s’engager sur le même chemin que le Conseil fédéral? Rien n’est moins sûr. Pour l’instant, la tentative par la gauche lausannoise de proposer une commission des plaintes relatives à l’action de la police a été largement balayée en mai 2018 par le Conseil communal. «La police est pourtant garante d’un modèle vis-à-vis du public, elle ne peut pas ne pas l’appliquer pour elle-même» relève Frédéric Maillard, analyste des pratiques policières suisses. «Alors que la police défend un système de séparation des pouvoirs, ce n’est pas le cas pour des faits qui la concernent elle-même».4>«Organe indépendant pour gérer les violences policières exigés à Lausanne», RTS Info, 2 mai 2018, bit.ly/2NhrP3V

En attendant, quelles sont les chances de voir aboutir une procédure pénale engagée contre l’institution policière? A la suite d’une plainte la concernant, la police ne reste en effet pas les bras croisés et une stratégie de contre-attaque se met en place. Une dénonciation pour trouble de l’ordre public et injures contre agents de police est automatiquement déposée contre le plaignant. L’autre problème «est celui des preuves permettant d’établir les faits», indique Me Bonard. Avocate à Lausanne, elle a déjà représenté six hommes, dont cinq d’origine étrangère, ayant déposé plainte contre la police. «C’est la parole des uns contre celle des autres: le doute doit profiter à l’accusé, et il peut être difficile ne serait-ce que d’arriver à ce doute. Au moment des faits, les policiers sont rarement seuls, contrairement au plaignant, et leurs versions des événements sont souvent concordantes.»5>«Les soupçons de bavures s’accumulent sur la police», 24heures, 13 avril 2018, bit.ly/2usvZit Avocat de la famille du jeune Congolais tué à Bex en 2016, Me Ludovic Tirelli souligne lui aussi la complexité des affaires lorsque la police se retrouve sur le banc des accusés. «D’abord, le policier est un professionnel du crime. Dans une procédure qui le vise, il est en terrain connu et sait ce qu’il doit faire et ne pas dire. Ensuite, en raison de leur fonction protectrice, les policiers bénéficient a priori d’une plus grande empathie, alors que la victime aura forcément quelque chose à se reprocher aux yeux du public et du procureur.»6>Ibid.

Victime contre forces de l’ordre: un combat perdu d’avance?

Sur le plan statistique, le recours à des plaintes pénales reste ainsi faible en Suisse. Si la police voit d’un bon œil ces données et juge qu’elles ne sont que le reflet du bon travail qu’elle effectue, le son de cloche est différent au sein des centres de consultation pour l’aide aux victimes. Ces derniers y voient davantage une faiblesse propre au système de protection juridique que la preuve d’une organisation qui fonctionne sans bavures. L’une des principales faiblesses constatées par une étude du Centre suisse de compétence sur les droits humains concerne la difficulté pour les éventuelles victimes d’obtenir des informations claires et détaillées sur la manière de dénoncer des cas de violence policière. Par ailleurs, l’obligation pour un membre des forces de police de dénoncer un collègue ou un supérieur qui aurait commis un acte illicite est loin d’être respectée. «Les comportements inadmissibles des policiers concernés sont encore bien trop banalisés par les pairs»7>Ibid., commente Frédéric Maillard.

Une autre faiblesse du système de procédure pénale est liée au fait que le sort d’une victime de violences policières dépend du Ministère public (MP). Bien que prônant impartialité et indépendance dans la procédure d’enquête, corps de police et Ministère public collaborent régulièrement et étroitement et il peut s’avérer compliqué d’empêcher des jugements partiaux de la part du MP. D’autant que les faits sur lesquels ce dernier se prononce sont réunis par la police elle-même. «Nombre de rapports sont montés de manière à couvrir les collègues. Ensuite le procureur doit faire avec ce qu’il a entre les mains»8>Ibid., explique Frédéric Maillard. Pour contrebalancer ces risques, les cantons de Berne, Argovie, Bâle-Campagne et Soleure ont décidé que toute plainte déposée contre l’institution policière doit relever de la compétence d’un Ministère public extra-cantonal.

La probabilité pour les victimes d’abus de violence policière d’obtenir gain de cause est dès lors proche de zéro. Un déséquilibre d’autant plus marqué pour les personnes marginalisées et fragilisées, qui n’ont pas les moyens financiers pour dénoncer les abus et faire face à une procédure juridique longue et coûteuse. Le sentiment d’impuissance des victimes n’est dès lors que renforcé par celui d’impunité de l’institution policière.

En plus de cette faiblesse juridique pointée du doigt, un autre problème pourrait provenir de la formation des policiers, également décriée dans l’actualité de ces derniers mois, car jugée trop militaire et centrée davantage sur des modes opérationnels de confrontation que sur la résolution de problèmes grâce à des compétences sociales et relationnelles. David Pichonnaz, sociologue et auteur d’un livre traitant de la formation des agents de police en Suisse, souligne également ce poids dédié à la violence dans la formation du policier, peu compatible avec l’idée d’une police de proximité9>Voir à ce propos le bulletin n° 20 d’Infoprisons, «Suisse: la formation des policiers sous la loupe d’un sociologue», bit.ly/2uGRM58. «Il faut bien sûr que les policiers soient formés à nous protéger. C’est une évidence. Mais l’essentiel du travail du policier est relationnel, avec une dimension psychologique et émotionnelle. Alors que ces aspects n’occupent que 13% du plan d’études. Quant aux enjeux de migration, ils sont à peine abordés. Ce qui pourrait pourtant être utile, d’autant qu’il existe une très forte culture du soupçon à l’égard des étrangers.» Une méfiance envers les étrangers qui n’est évidemment pas une particularité propre à la police, mais qui est néanmoins exacerbée dans ce milieu et qui pose problème, étant donné le grand pouvoir dont dispose le policier lors des contacts avec des personnes d’origine étrangère et/ou qui vivent dans des situations précaires.

Notes[+]

Article paru dans le bulletin Infoprisons n° 23, juillet 2018. A retrouver (titre original: «Soupçons de violence policière: l’urgence de créer un organe d’enquête indépendant»), www.infoprisons.ch

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