Chroniques

Une vieille dame

Mauvais genre

C’est une très vieille dame, qui va sur ses nonante-trois ans; qui a toujours un appartement indépendant, mais dans une résidence pour personnes âgées. Elle se déplace normalement; à peine commence-t-elle à perdre un peu la mémoire; et les échanges se réduisent, dans les conversations: elle écoute plus qu’elle ne parle, n’ayant guère à raconter.

Puis elle fait une chute; se brise l’humérus droit, est hospitalisée. Les douleurs étant assez vives, on lui administre des médicaments assez forts. Et soudain, voici une autre femme, qui vit dans un autre monde, semblable au nôtre mais sans correspondance avec ce que nous considérons comme la réalité «objective». Clouée dans un lit, ou au mieux dans une chaise roulante, n’allant que de sa chambre à la cafétéria quand on l’y conduit, elle nous raconte comment elle est descendue au bord du lac, ce matin; ou s’est promenée en forêt, s’est baignée dans un étang. Elle qui fut presque toute sa vie ce qu’on appelait une femme au foyer, la voici tout agitée, durant quelques jours: sur son bureau, il y a toutes ces choses, ces trucs (elle s’énerve de ne pas trouver le mot, et qu’on la regarde bouche bée sans venir à son secours); il lui faut classer cela, distribuer le travail – et c’est comme si l’on avait affaire à une cheffe d’entreprise stressée. Les récits viennent en cascade, à certains moments, mêlant la fabulation à d’authentiques souvenirs, très précis; voire à des confidences relatives à des épisodes d’enfance sur lesquels elle était toujours restée allusive, étant inavouables à ses yeux.

Et l’on ne sait trop que penser. D’un côté, on constate les effets de la morphine, qui altèrent son comportement et ses propos. De l’autre, on s’émerveille; aussi faussée soit-elle, la communication est renouée: c’est à nouveau nous qui l’écoutons. Même si des mots lui manquent, le flux verbal est continu, le discours parfaitement cohérent du point de vue de son organisation, de sa logique interne, fût-elle de l’ordre de l’imaginé. Mais en y prêtant mieux attention, il semble également qu’une autre logique apparaisse: celle de la compensation. Cette femme qui n’a jamais supporté qu’on lui donne des ordres, qui a toujours voulu rester maîtresse de ses mouvements, résiste mentalement et verbalement à l’immobilité à laquelle elle se trouve condamnée, à l’état de dépendance qui est le sien, et qui la rend, physiquement, à l’image de ces objets qu’elle prétend manipuler sur un hypothétique bureau. Autrefois, elle redoutait toute erreur de restitution dans un récit, toute imprécision dans une description; à présent, grâce aux antidouleurs, sa parole s’est affranchie de toute censure, pour exprimer son désir de liberté.

Mais vient le temps de quitter l’hôpital, puis la maison de convalescence. Le choc de l’accident, les changements de lieux et de traitements laissent une pauvre dame perdue, qu’on doit placer en EMS. On évacue son ancien appartement; elle a une chambre individuelle, désormais, où l’on amène des meubles, des tableaux, divers objets et souvenirs. Nul étonnement de sa part, pas de protestation. A aucun moment elle ne parle de regagner son ancien logement, elle semble avoir admis qu’il faut tourner le dos au passé; mais curieusement, elle se projette dans le futur. A la fabulation a succédé ce qu’on interprète comme une forme de sénilité: elle répète, régulièrement, qu’elle se cherche un studio; précisant: un petit studio, et donnant l’impression de vouloir se faire elle-même toute petite. On essaie d’expliquer; de la «raisonner». Ou on ignore cette requête implicite, qui revient alors, un peu plus insistante. Elle posera la question à son médecin, dit-elle; il pourrait lui trouver quelque chose. Elle se contenterait d’une chambre… ailleurs, pas ici; chez l’un de ses fils, par exemple. C’est glissé en passant, et en reconnaissant que ce n’est certainement pas possible; avec tout de même une pointe d’interrogation dans la voix. On s’efforce de détourner la conversation; elle ne résiste pas. Mais vient un silence, et le refrain fait retour. Avec cette phrase, récurrente, proférée d’un ton péremptoire: «Je ne veux pas faire de vieux os ici.» On en a d’abord souri, en l’entendant dans la bouche d’une nonagénaire à l’ossature si fragile. Pourtant, autre chose semble nous être dit. Elle n’a que trop bien compris qu’elle est désormais au fond d’une impasse; que c’est ici sa «dernière demeure» dans le monde des vivants, l’antichambre de celle qui l’attend ensuite pour l’éternité. Elle a trop de pudeur, trop de fierté, pour confier ses angoisses. Il nous faut désormais être attentifs à une autre façon de communiquer, admettre les formes que peuvent prendre les discours du grand âge, saisir les suggestions indirectes; et entendre, derrière la répétition obstinée, ces phrases qui ne seront jamais prononcées explicitement: «Je ne veux pas finir ici. Je ne veux pas mourir.»

* Ecrivain

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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