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Châteaux de sable et forteresses

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En revenant de belles vacances en Grèce, je prends connaissance des derniers accords conclus entre les Etats européens en matière de politique migratoire. Alors que, comme moi, des milliers de personnes s’apprêtent à investir les plages de la Méditerranée pour une pause estivale, des milliers d’autres tentent de gagner ses rives à la recherche d’une vie meilleure au péril de leur vie. Le contraste entre le symbole que représente cet espace maritime aux confins de l’Europe et de l’Afrique pour les unes et pour les autres est saisissant. Il reflète la violence des rapports de pouvoir qui dominent les relations entre les populations du Sud et du Nord et la persistance d’une dynamique coloniale. Cette asymétrie se traduit aussi dans l’application des «droits de l’homme» formulés après la Seconde Guerre mondiale.

En 1948, 58 Etats, dont les Etats-Unis et la France, signent la «Déclaration universelle des droits de l’homme», dont les fondements sont exprimés en préambule: «Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde.» Aujourd’hui, force est de constater que de telles considérations ne s’appliquent pas à «tous les membres de la famille humaine». Les Etats-Unis ont aussi montré qu’ils ne sauraient rester fidèles à ces principes, qu’ils ont pourtant activement contribué à formuler, notamment par l’intervention active de l’ancienne première dame Eleanor Roosevelt – on n’acceptait plus alors de voir des familles séparées, des humains enfermés dans des camps d’internement, vendus tel du bétail par leurs gardiens. Aujourd’hui ceux-ci font partie des Etats qui prêtent leur concours à une Europe qui s’est bâti une forteresse. Les images de Libye diffusées par CNN sont à cet égard des plus édifiantes.

Le devoir de mémoire martelé par les représentant-e-s et les institutions politiques à l’occasion des commémorations est censé faire barrage à la répétition des massacres perpétrés par des nations d’Europe, qu’il s’agisse de la traite des esclaves ou de la destruction des juifs et juives d’Europe. Il reste cependant aveugle face à la situation actuelle.

On brandit un «choc des civilisations», la peur d’un «grand remplacement», qui ne sont rien d’autre que l’expression du racisme et de la défense des privilèges des personnes blanches. Ces discours fournissent les fondements idéologiques sous-jacents de la politique migratoire européenne, sans pourtant en occulter totalement les dimensions économiques. Une politique migratoire inclusive coûterait sans doute plus cher que les subventions accordées aux partenaires extra européens.

Les institutions politiques refusent ainsi d’assumer dans les faits les principes qu’elles ont elles-mêmes érigés en remparts contre la barbarie. Formulée en opposition à cette dernière, l’idée des «droits de l’homme» connaît donc des limites fondées sur l’origine des personnes et la couleur de leur peau.

En 1950, les dix pays fondateurs du Conseil de l’Europe adoptent la «Convention européenne des droits de l’homme» et réaffirment «leur profond attachement à ces libertés fondamentales qui constituent les assises mêmes de la justice et de la paix dans le monde et dont le maintien repose essentiellement sur un régime politique véritablement démocratique, d’une part, et, d’autre part, sur une conception commune et un commun respect des Droits de l’homme dont ils se réclament». La Convention s’est avérée à plusieurs reprises un outil de promotion des droits fondamentaux et un levier contre les dictatures, notamment en Espagne et en Grèce. Même en Suisse, elle a permis à une très grande partie de la population d’obtenir plus de droits puisque, pour entrer au Conseil de l’Europe en 1974, la Confédération a été contrainte de ratifier la Convention qui l’obligeait à accorder le suffrage et l’éligibilité aux citoyennes.

Au moment où ces principes ont été formulés, une grande partie du continent africain subissait toujours la domination coloniale. Les Etats européens disposaient alors de moyens nécessaires au contrôle direct des populations, y compris des moyens contraires aux fameux «droits de l’homme» qu’ils venaient de s’engager à défendre. La division issue de l’ère coloniale n’a clairement pas disparu avec la fin des empires, puisqu’elle persiste jusqu’à aujourd’hui et détermine le droit à traverser les frontières, comme le rappellent les accords européens négociés à la fin du mois de juin. Pourtant, des milliers de personnes expriment leur opposition aux renvois et à la politique européenne, refusant d’être complices de ce qu’elles dénoncent comme un traitement inhumain. En Suisse, plus de 33 000 personnes ont protesté contre les renvois dits «Dublin», ce qui n’a, hélas, pas vraiment changé la politique des autorités.

* Historienne.

Opinions Chroniques Alix Heiniger

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lundi 15 janvier 2018

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