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Le sport à l’épreuve du racisme

«Le sport est devenu le dernier bastion qui permet au racisme de s’exprimer publiquement et trop souvent impunément», selon l’historien Patrick Clastres, professeur associé à l’Institut des sciences du sport de la Faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne.
Le sport à l’épreuve du racisme
Discussion, après un match, entre Gilbert Gress, ambassadeur de Teamspirit, et les juniors du FC Dielsdorf (ZH), mai 2018. ADRIAN BRETSCHER/CARITAS SUISSE
Racisme

«Le sport est l’un des derniers lieux où le racisme s’exprime publiquement et trop souvent impunément» affirme le professeur Patrick Clastres. Ce spécialiste international de l’histoire du sport et de l’olympisme, formé à Toulouse et Paris, tire la sonnette d’alarme. Si le phénomène s’observe en Europe avant tout à la lumière du sport professionnel et médiatisé, il est tout aussi répandu dans le sport amateur, mais occulté. Selon lui, cette réalité peut aussi être vue comme une opportunité. Car le sport, par son universalité, est en mesure d’offrir un puissant levier pour combattre le racisme à la racine. Pour autant que les entraîneurs et dirigeants sportifs soient au préalable sensibilisés et formés à cette problématique. Entretien.

Depuis quand la recherche européenne s’intéresse-t-elle à la question du racisme dans le sport?

Patrick Clastres: Il faut d’abord regarder du côté des Etats-Unis avec le sociologue Harry Edwards et son ouvrage fondateur The revolt of the Black Athlete (1969). Celui qui a orchestré la rébellion des athlètes afro-américains lors des Jeux Olympiques de Mexico en 1968 démontre comment la compétition sportive fabrique du racisme en naturalisant et en animalisant les Noirs. Ce livre va inspirer la recherche européenne, tout d’abord en Angleterre dans les années 1980, puis en Allemagne et en France dix ans plus tard. Dans ce dernier pays, il a fallu attendre 2015 pour disposer d’un livre de référence: Le sport en France à l’épreuve du racisme, ouvrage collectif que j’ai codirigé. J’encourage vivement mes collègues sociologues et historiens, spécialistes ou non du sport, à s’approprier davantage ce sujet fondamental de société.

«Depuis une vingtaine d’années, on assiste à une nationalisation de l’image du sport dans chaque pays.» Patrick Clastres

Votre diagnostic est sans appel. Selon les dernières études, le sport occidental, plus que tout autre domaine, est gravement malade du racisme. Comment en est-on arrivé là?

Alors que la parole raciste est de moins en moins tolérée dans la sphère publique (travail, école, etc.), le sport est l’un des derniers bastions dans lequel le racisme peut s’exprimer librement et trop souvent impunément. Pourquoi? Parce que le monde du sport se présente comme une société idéale, neutre et égalitaire, avec ses propres règles et lois. Ainsi, un sportif qui agresse physiquement ou verbalement un adversaire ne devrait répondre de son acte que devant sa fédération, et non devant la justice ordinaire. Mais cette lex sportiva aboutit très souvent à une loi du silence. Comme le sport hiérarchise les individus en fonction de leurs prouesses physiques, cela tend à racialiser le regard. De fait, les qualités stratégiques et psychologiques des athlètes noirs sont souvent occultées. Dans la plupart des cas, le racisme dans le sport n’est pas construit rationnellement. Fondé sur l’émotion et l’identification de chacun à un collectif, le sport a une fonction désinhibitrice qui libère les pulsions de violence et de rejet de l’autre.

Vous évoquez également les dangers d’un mouvement médiatique de fond qui exacerbe le sentiment national…

Depuis une vingtaine d’années, on assiste à une nationalisation de l’image du sport dans chaque pays. C’est particulièrement le cas lors des Jeux Olympiques. Pour assurer de l’audience, les médias se focalisent sur les athlètes nationaux. La paix internationale par le sport – chère à Coubertin – n’est plus guère qu’un mythe. Cette réactivation du nationalisme sportif n’est pas anodine et sert de terreau au racisme.

Il existe différentes expressions du racisme: le racisme-comportement, le racisme-idéologie, le racisme-préjugé et le racisme-institution. De quelle catégorie se rapproche le plus le racisme dans le sport?

Le sport est indubitablement concerné par ces quatre expressions. Le racisme comportemental est le plus visible sur les terrains et dans les tribunes. Le racisme idéologique peut être exprimé par les plus radicalisés des hooligans. Le racisme-préjugé s’appuie sur des stéréotypes qui restent largement répandus: ceux de l’athlète noir plus puissant et plus rapide, de l’athlète asiatique plus agile et discipliné et de l’athlète blanc plus stratège et fair-play. De telles croyances sont héritées des époques esclavagiste et coloniale. Quant au racisme institutionnel, il se caractérise par une absence des groupes minorés au sein des instances dirigeantes, ce que dénonçait déjà Edwards en 1969. Toutes ces formes de racisme affleurent dans de nombreux discours et dans la presse.

A ce propos, permettez-moi de partager avec vous un extrait du portrait d’un joueur africain lu dans la presse du jour: «Le football, pour lui, c’est un jeu, pas un travail. Tel un enfant, Mohamed a cette joie de vivre communicative. Un enfant dont Bâle peut se targuer d’avoir participé à l’éducation». Que vous inspire cette description?

C’est un type de propos courant chez les dirigeants et les journalistes sportifs. Le joueur africain est réduit à cette figure de l’éternel enfant rieur ou du sauvage qu’il s’agit d’éduquer. C’est l’insouciance africaine versus la rationalité européenne. Ce type de discours racialiste – qui part d’une bonne intention en mettant en avant une réussite sociale – n’en est pas moins insidieux et ardu à déconstruire.

L’expression du racisme dans le sport médiatisé peut-elle paradoxalement faire avancer la cause de l’antiracisme?

Cela dépend en premier de la réactivité des dirigeants et des journalistes. Or, ils ont souvent tendance à botter en touche plutôt que de prendre position clairement contre le racisme ordinaire. Parce que le sujet n’est pas vendeur, peu de magazines sportifs abordent cette question. En revanche, des manifestations patentes et violentes du racisme peuvent provoquer des mobilisations salutaires de la part du public et des acteurs. Mais ces réactions restent trop marginales et éphémères pour véritablement faire avancer la cause de l’antiracisme.

Depuis quand les fédérations internationales sportives prennent-elle en compte la composante du racisme?

Hormis le football, peu de fédérations ont amorcé un examen de conscience et pris des mesures effectives. Les instances internationales du football ont réagi tardivement au début des années 2000 à la suite de l’indignation publique provoquée par la vague de jets de bananes et de cris de singe dans les stades à l’encontre des joueurs noirs. Certains joueurs noirs ont trouvé la force de se révolter. Ils pèsent des millions, ce qui leur donne une voix et un certain pouvoir. Mais les réponses des instances dirigeantes ont été davantage motivées par un souci de marketing sportif que par une vraie volonté de réforme. En effet, elles ne sont pas descendues suffisamment en profondeur dans le sport amateur.

«Les présidents de clubs et les entraîneurs issus de groupes minorés se comptent presque sur les doigts d’une main.» Patrick Clastres

Cette prise de conscience tardive s’explique-t-elle par le fait que les représentants de la migration sont peu représentés dans les instances dirigeantes du sport?

Oui, indéniablement. Dans le sport, les présidents de clubs et les entraîneurs issus de groupes minorés se comptent presque sur les doigts d’une main. Aider les sportifs avec un passé migratoire à se former pour prendre des responsabilités suffira-t-il? Ne faudrait-il pas sans attendre appliquer, comme aux Etats-Unis, une politique de discrimination positive?

Un contributeur de votre ouvrage dit: «La mise en place d’un arsenal juridique n’a pas entraîné, pour le football professionnel, une diminution significative des actes à caractère raciste dans les stades de la part des supporters». D’accord avec ce constat?

L’arsenal juridique répressif n’est pas assez puissant. C’est dû au fait que la position des clubs est délicate. D’un côté, ils ne sont pas responsables du comportement de certains supporters. D’un autre, ils doivent ménager les fans qui contribuent à leur équilibre financier.

Quid du sport amateur en Europe?

De manière générale, le sport amateur occidental souffre encore davantage du racisme que le sport professionnel. L’utilisation des catégories de race dans le langage courant y est totalement banalisée. Et les expressions discriminatoires font l’objet d’un déni qui traduit un désarroi. Les arbitres et les éducateurs sportifs ne sont pas préparés à y faire face et se sentent abandonnés.

Au final, qui est responsable?

C’est tout d’abord un problème de société. Il n’empêche que les dirigeants sportifs, les hommes politiques en charge du sport, et les journalistes ont un devoir moral d’exemplarité. Loin de moi l’idée d’affirmer que ces acteurs ne font rien. Mais ils sont eux aussi souvent démunis face au défi du racisme. Combattre le racisme dans le sport est à la fois une formidable opportunité et une énorme gageure.

Avec une baguette magique, que faire pour prévenir et éliminer le racisme dans le sport?

Je prône un retour en formation pour tous ceux qui ont une responsabilité sportive, qu’ils soient dirigeants, entraîneurs ou journalistes. Au lieu de dépenser des millions dans des campagnes planétaires de communication sans lendemains, les fédérations seraient avisées d’investir leur argent dans la formation de leurs propres dirigeants, du haut jusqu’en bas de l’échelle. Les associations de lutte contre le racisme sont prêtes à assumer ce rôle [à l’image de Caritas, en photo]. Dans la pratique, il n’est pas compliqué de circonscrire les groupuscules de hooligans qui promeuvent la haine de l’autre. En revanche, il est beaucoup moins aisé de résoudre le lancinant problème du racisme ordinaire. Je suis persuadé que c’est sur le terrain du sport amateur que le plus grand combat contre le racisme est à mener et que les plus belles victoires humaines sont à remporter.

Interview publiée dans Tangram n°41, juin 2018 (dossier «Sport et racisme»), revue de la Commission fédérale contre le racisme (CFR).

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