Va te faire foot!
Quand j’avais 10 ans, avec quelques amies, nous avons créé la première équipe féminine junior de foot de suisse romande. J’y ai joué cinq ans. Certaines de mes anciennes camarades jouent encore de façon sérieuse. Déjà à l’époque, pour chaque coupe du monde nous nous réunissions pour hurler derrière nos écrans lorsque le ballon était hors-jeu, lorsqu’une faute n’était pas sifflée ou lorsqu’un but était marqué. Une de mes amies s’est même déplacée loin (et seule) pour aller voir en live un match dans un stade brésilien blindé de monde.
Cette année encore, nous nous sommes réunies, décidées à ne rater aucun match de nos équipes. Mais contrairement aux autres fois, nous n’avions pas de télévision à disposition. Tout naturellement, nous nous sommes donc rendues à un bar. Nous étions six. Six jeunes femmes, toutes de nationalités, de formations et de styles différents. Cette fois nous venions soutenir le Japon. Bien que je sois la seule métissée japonaise, c’est toutes ensemble, fidèles à notre amitié de longue date, que nous avons soutenu l’équipe comme toutes bonnes supportrices. Mais rapidement nous nous sommes retrouvées confrontées à des commentaires. Ce n’était point des remarques des supportrices de l’équipe adverse. Cela aurait pourtant semblé évident. Mais que nenni. Ce sont les serveurs, qui ne semblaient être ni spécialement pour une équipe ou pour une autre. Nous avons eu le droit à des : « Les filles aiment le foot maintenant ? » ou à des : « Ah bien évidemment, vu que c’est des filles, elles sont pour le Sénégal ! » avant de comprendre que ce n’était pas le Sénégal que nous soutenions, mais le Japon. Leur incompréhension pour notre intérêt leur paraissait d’autant plus grande, comme si par définition des femmes, sans être accompagnées d’hommes, ne pouvaient tout simplement pas être intéressées à ce sport. Que seul les corps d’athlètes « noirs » seraient la raison de notre venue. Les « jaunes », par contre, ne font bien sûr pas partie des fantasmes de ces dames. Et encore, si nous n’exprimions pas avec une telle ferveur notre intérêt pour le match, peut-être cela aurait-il mieux passé. Nous aurions sans doute du regarder du coin de l’œil l’écran plasma assise à notre petite table un peu éloignée en sirotant silencieusement notre verre. Car une femme ne hurle pas. Elle ne gesticule pas devant un écran, et encore moins devant un match de foot. Et surtout pas en connaissant les règles du jeu, en criant : « Passe la balle au latéral gauche ! » au lieu de : « Mon dieu regarde les abdos de ce beau sénégalais! ».
J’ai pensé que ce serait un cas particulier. Que ça ne se reproduirait plus et qu’aux autres endroits on nous laisserait en paix. Mais nous voilà, cette fois pour l’équipe suisse, de retour dans un autre bar, en France. Nous sommes quatre. Gentiment, on nous met la chaîne du match en question. La manager nous offre des chips, on rit joyeusement ensemble. Le match commence. Quatre hommes installés à l’arrière, crient qu’ils sont pour la Serbie, avant de rectifier qu’ils sont pour le Costa-Rica (en effet, le match pour la Serbie avait déjà eu lieu). Entre temps, deux autres tables de supportrices suisses nous entourent, un couple de femmes valaisannes et un groupe suisse allemand mixte de quatre personnes, toutes d’un certain âge. Peut-être parce qu’elles-ils étaient plus âgées, ou peut-être parce qu’elles-ils étaient un peu moins expressives, à aucun moment elles-ils n’ont été dérangées. Mais voilà qu’un des jeunes serveurs et deux autres hommes d’âge mur ont commencé à nous faire des remarques, comme voulant à tout prix avoir le centre de l’attention. L’un des hommes est venu à plusieurs reprises tout proche de nous, frôlant nos épaules. Une fois en me chuchotant à l’oreille : « Ah ben voilà, je comprends la raison d’être du chocolat en Suisse » en parlant d’Embolo et de Zakaria qui venaient de faire plusieurs belles actions que nous avions souligné parmi d’autres (et dit en passant que le commentateur avait également mis en valeur à plusieurs reprises). A un autre moment, l’autre homme nous a crié : « Oh les filles, pas besoin de faire autant de bruit ». Et, cerise sur le gâteau, le serveur est venu à notre table en faisant plusieurs fois un doigt-d’honneur plus ou moins camouflé. Qu’avions-nous fait mis à part regarder un match de foot tout en consommant leur boisson ? Auraient-ils agi de la même façon si nous avions été des hommes ? Ce seraient-ils permis de venir aussi proche de nous, de nous chuchoter à l’oreille des blagues racistes et de poser leur doigt d’honneur sur notre table alors que nous étions concentrées à regarder un match ? Réalisaient-ils à quel point leur comportement est éreintant et irrespectueux ?
A la fin du match, deux d’entre nous sont finalement allées parler au serveur qui nous avait entre autre fait des doigts d’honneur. Une de mes amies lui a dit calmement qu’elle trouvait cela inacceptable et qu’elle exigeait des excuses. Celui-ci a alors commencé à hausser la voix, à se mettre en colère en menaçant mon amie avec son poing et en disant que ce n’était pas une gamine de treize ans qui allait lui apprendre comment faire (et pourquoi pas ? soit-dit en passant, il y a douze ans de marge d’erreur avec son vrai âge). Elle n’a pas sourcillé d’un poil, bien que celui-ci ait continué de rugir des paroles aussi sexistes que racistes. C’est finalement la manager qui s’est excusée à sa place. Mais je me demande. La prochaine fois que nous irons voir un match, que nous dira-t-on ? Nous insulterons-nous simplement parce que nous sommes des jeunes femmes regardant un match de foot ? Devrons-nous encore subir des commentaires racistes et sexistes à cause de notre genre ?
Oui. Les filles aussi peuvent aimer le foot et désirer y jouer. Du reste, la coupe du monde de foot féminine existe également. Bien sûr, bien moins médiatisée, les joueuses nettement moins bien payées. Mais j’espère que les enfants s’échangeront les autocollants Panini à leur effigie avec autant de passion que ceux des hommes. J’espère que chaque match passera également sur tous les écrans des bars, et que lorsqu’une équipe gagnera, l’on entendra des cris dans les rues et les immeubles d’à côté.
Je demande le droit à pouvoir regarder un match en public sans être importunée par des remarques sexistes et racistes.
Je demande le droit à ce que les clientes soient traitées de façon égales aux clients, de même que les supportrices le soient face aux supporters et les footballeuses face aux footballers.
Je demande le droit à ce qu’on ne me juge pas à cause de mon sexe, et cela peu importe la situation, que ce soit en regardant un match de foot, en passant un entretien d’embauche ou en marchant dans la rue.