La réadaptation avant la rente! Et alors?
«L’expérience du nouveau paradigme de l’assurance-invalidité suisse», tel est le titre d’une étude menée par une équipe de quatre chercheur-euse-s de l’EESP1> Haute Ecole de travail social et de la santé, EESP, Haute Ecole spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO) et de la Haute Ecole de Santé Vaud2>HESAV, Haute Ecole de Santé Vaud, Haute Ecole spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO) entre 2015 et 2018. Qu’entend-on par «nouveau paradigme de l’AI»? Comment a été effectuée cette recherche et quels en sont les résultats? Pour en savoir un peu plus, Diagonales a récemment rencontré trois des protagonistes de l’enquête: Isabelle Probst, Monika Piecek et Céline Perrin (Jean-Pierre Tabin étant le quatrième membre de l’équipe).
Le nouveau paradigme de l’assurance-invalidité (AI) date du milieu des années 2000, alors que la 5e révision de l’AI est en préparation. Pour présenter cette révision, l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS), les Offices cantonaux de l’assurance-invalidité (OAI) et le Conseil fédéral parlent d’un changement de paradigme: la réadaptation sera désormais le but premier de l’AI et le mot d’ordre sera «La réadaptation prime la rente». Les deux volets de la 6e révision de l’AI seront ensuite promus avec le même mot d’ordre. A vrai dire, définir la réadaptation comme le but premier de l’AI n’est pas si nouveau que ça: le principe d’accorder d’abord des mesures de réinsertion puis, subsidiairement, des rentes, a régi l’Assurance-invalidité depuis sa création en 1960. Seulement, dans les faits, jusqu’à la 5e révision de l’AI, on n’appliquait pas ce principe de manière aussi systématique, d’après Isabelle Probst.
Lorsque l’emploi acquiert des «vertus thérapeutiques»
Les personnes qui ont monté ce projet de recherche – Isabelle Probst et Jean-Pierre Tabin – ont été interpellées par ce changement de paradigme et ont voulu comprendre ce qu’impliquaient ces nouveaux processus de réadaptation professionnelle pour les assurés. Elles souhaitaient aussi répondre à la question: «Que signifie pour les personnes concernées le fait de poser la réadaptation professionnelle comme but premier de l’assurance?» Elles ont décidé de focaliser leur recherche sur le canton de Vaud.
Monika Piecek explique que la première partie de la recherche visait à étudier en profondeur comment se passait ce changement de paradigme. Pour ce faire, les chercheur-euse-s ont rencontré des personnes qui, à différents échelons, mettaient en œuvre les nouvelles dispositions juridiques des révisions 5 et 6a. A savoir des employés de l’OFAS et de l’OAI vaudois, mais aussi des institutions prestataires de programmes de l’AI.
La seconde partie de la recherche consistait à comprendre les expériences vécues par les personnes ayant suivi des mesures de réadaptation de l’AI après le changement de paradigme. Concrètement, l’équipe de recherche a eu des entretiens avec 33 personnes ayant pour la plupart suivi des mesures de réadaptation après l’entrée en vigueur de la révision 6a en 2012.
Ces 33 personnes ont été recrutées via des annonces relayées principalement dans différentes associations du handicap ou liées à une maladie, ainsi que dans certaines institutions sociales ou prestataires de mesures de réadaptation. Il s’agit là d’une enquête qualitative, les personnes interrogées ne constituant bien sûr pas un échantillon représentatif de la population ayant suivi des mesures de réadaptation dans le canton de Vaud. D’après Monika Piecek, ce choix méthodologique a permis de découvrir une grande diversité d’expériences et de parcours, une diversité que l’équipe de recherche a eu pour objectif de comprendre.
Le premier volet de la recherche a permis de constater que la réadaptation avait une nouvelle signification et que les choses avaient changé sur le terrain. Au lieu de l’acquisition de compétences, on met désormais plus l’accent sur les postures des personnes, leurs dispositions, leur manière de s’investir et de voir la réadaptation. Céline Perrin précise que cela passe par exemple par des ateliers d’accoutumance au travail, de gestion de la douleur, de gestion des émotions et même par un travail qui vise à faire le deuil de son ancienne profession et de son ancienne vie avant d’être atteint dans sa santé.
Le public de l’AI a aussi été élargi: avec la détection précoce, on a fait entrer dans l’AI beaucoup plus de personnes qu’avant. Ce changement est très important, car il inclut l’idée qu’on peut prévenir et éviter que les gens deviennent invalides. On a également élargi le public en considérant que les personnes touchant une rente aujourd’hui peuvent aussi entrer dans les processus de réadaptation. Sur cette base, de nombreuses nouvelles mesures de toutes sortes ont été créées et le catalogue de l’AI est désormais très fourni. L’OAI vaudois achète ainsi beaucoup de mesures auprès de prestataires, dont le nombre a fortement augmenté.
D’après Isabelle Probst et Céline Perrin, le changement de paradigme se traduit par un nouveau discours des instances de l’AI: «La rente est l’exception, quasiment tout le monde devrait pouvoir être réadapté si on trouve les outils adéquats et si les gens font l’effort de suivre ce qu’on leur propose.» Dans ce discours, le statut d’invalide devient un statut d’exception, tandis que l’emploi est extrêmement valorisé et acquiert même des vertus thérapeutiques.
Les «bien disposés», les «pacifiés» et les «rebelles»
Le second volet de la recherche a démontré que la réadaptation avait été une épreuve douloureuse pour toutes les personnes qui l’avaient suivie, une période avec beaucoup d’incertitude et d’inquiétude. Les personnes interrogées ont éprouvé une confrontation entre le regard qu’elles posaient sur elles-mêmes et celui de l’institution. Mais la réadaptation a été vécue de différentes manières, et la conclusion de l’épreuve était très diverse au moment des entretiens. Cela a amené l’équipe de recherche à classer les 33 personnes selon trois types de discours et de regards portés sur l’expérience vécue. Ces trois groupes ont été baptisés les «bien disposés», les «pacifiés» et les «rebelles».
Les personnes «bien disposées» tirent un bilan positif de la réadaptation, même si cette dernière n’a pas été facile. Pour elles, il y a eu une bonne correspondance entre leurs attentes et celles de l’AI. L’épreuve de la réadaptation en valait la peine et elles sont reconnaissantes envers l’AI. Pour illustrer cette catégorie, Isabelle Probst cite l’exemple d’une personne qui a dû arrêter son métier dans la restauration pour des raisons de santé physique et qui a pu retrouver un emploi après avoir suivi une formation qualifiante proposée par l’AI.
Pour les personnes «pacifiées», le parcours était un peu en deux parties. Au début, elles étaient en désaccord avec ce que l’AI ou le prestataire leur proposait, mais elles ont par la suite pu trouver des espaces de négociations. Elles ont de grosses critiques à formuler sur la manière dont elles ont été traitées mais, au final, malgré les épreuves et les conflits, elles sont plus ou moins satisfaites de ce qui s’est passé.
Enfin, les «rebelles» tirent un bilan négatif de l’épreuve, cette dernière étant vue comme un vrai parcours du combattant. On peut les décrire comme des personnes qui ne sont pas d’accord avec la position qu’on leur attribue, avec le parcours par lequel elles doivent passer. Elles critiquent les mesures proposées par l’AI parce que ces dernières ne correspondent pas à la représentation qu’elles ont d’elles-mêmes et contredisent leur sens de la justice. Il convient de noter que, dans ce groupe, on trouve des personnes pour qui les mesures sont encore en cours et qui éprouvent donc une grosse incertitude sur ce qu’elles vont devenir.
Il est intéressant de constater que les 33 personnes interrogées ne se répartissent pas de manière équitable dans ces trois catégories. La moitié du peloton est formée de «rebelles», le tiers de «pacifiés» et quelques personnes sont «bien disposées»! Céline Perrin ajoute que les profils des personnes dans chaque catégorie sont très différents et que l’équipe de recherche n’a pas trouvé de raison unique permettant d’expliquer pourquoi des personnes se trouvent dans une catégorie plutôt que dans une autre. Bien sûr, comme les 33 personnes interviewées ne constituent pas un échantillon représentatif, on ne peut pas en tirer de conclusion statistique sur l’ensemble des personnes ayant suivi des mesures de réadaptation entre 2013 et 2016.
Des formations imposées qui ne font pas forcément sens
Il convient aussi d’ajouter que ces catégories décrivent le discours tenu à un instant T, c’est-à-dire le jour de l’entretien. On peut tout à fait imaginer que certaines personnes «rebelles» seraient plutôt «pacifiées» si on les réinterrogeait aujourd’hui, et vice-versa. Enfin, on peut également imaginer que les personnes fâchées avec l’AI étaient plus intéressées à participer à la recherche que celles qui ont pu se réinsérer avec succès.
Au-delà de ces trois manières de vivre, les mesures proposées ou imposées par l’AI, sur quoi portent les critiques de ces 33 personnes à l’égard de l’AI ou de ses prestataires? Monika Piecek explique que le premier type de critiques concerne le nouveau choix professionnel, c’est-à-dire le choix de la position que la personne va dorénavant occuper dans la société. Cette décision ne correspond pas toujours aux intérêts et aux affinités de la personne. Dans certains cas, l’AI va estimer que la personne n’a pas assez de chances de trouver un emploi sur le marché du travail avec la formation qu’elle souhaite faire et va lui imposer une autre formation qui ne fait pas forcément sens pour la personne elle-même.
Le second groupe de critiques, en lien avec le premier, a trait à l’évaluation du taux d’invalidité. Et ça peut aller dans les deux sens. Parfois, la personne souhaite et pense pouvoir travailler davantage que le taux décidé par l’AI, parfois c’est l’inverse.
Une troisième catégorie de critiques, assez fréquente, se rapporte au fonctionnement de l’assurance, de l’administration, au temps d’attente et au contact avec les employés. Les gens se sentent parfois pris dans une machine administrative qu’ils ne comprennent pas.
Le dernier ensemble de critiques porte sur la manière dont l’AI et la société considèrent l’invalidité et le handicap. Les gens se demandent: «Pourquoi dans notre société classe-t-on les gens comme valides ou invalides?» Ils ont l’impression que l’emploi est survalorisé, tandis que les rentiers sont considérés comme des fardeaux.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur cette recherche passionnante. Nous invitons les lectrices et les lecteurs curieux à guetter les articles scientifiques que publiera prochainement le quartette Piecek-Tabin-Perrin-Probst!
Notes
Article paru sous le tire original «AI et réadaptation: le parcours des assurés» dans Diagonales n° 123, mai-juin 2018, bimestriel du Groupe d’accueil et d’action psychiatrique, www.graap.ch