Chroniques

Occupations d’espaces

Mauvais genre

«Nous assistons à une occupation de l’espace public par les dealers qui s’apparente à une privatisation», déclarait le syndic de Lausanne Grégoire Junod le 5 juin dernier. Quelques jours plus tôt, c’est la présidente du PDC vaudois, Sandra Pernet, épaulée par le réalisateur Fernand Melgar, qui appelait des manifestants à «occuper l’espace public» pour «lutter ensemble» contre le deal de rue (Le Courrier du 31 mai). Mais c’est surtout l’espace médiatique qu’il s’agit d’occuper. La tentation est grande. La preuve: j’y cède. Dans ce journal destiné au public, je me suis creusé un petit espace privé, quelques colonnes que j’occupe assez régulièrement. Pour la chronique d’aujourd’hui, le sujet est tout trouvé: l’heure est aux discours sur l’occupation d’espace, or j’ai ma petite histoire à raconter, banale à souhait. Occupons donc.

C’était il y a plusieurs années déjà. J’étais à Yverdon pour le vernissage d’une revue haïtienne; et j’attendais mon train pour le retour. Sans impatience, car avec un livre. A l’aller, j’avais repéré un parc, à la sortie de la gare, avec un pont japonais, des arbres, des bancs. Je m’y suis installé. J’avais croisé des Noirs, en groupes ou isolés; je n’ai pas été surpris d’être abordé, et comme il m’arrive d’être poli, voire d’essayer de me rendre aimable, j’ai décliné l’offre avec un beau sourire – puis me suis replongé dans le livre à peine ouvert; ai dû presque aussitôt relever les yeux, remercier à nouveau, le sourire déjà un cran plus bas… Le manège a duré cinq à dix minutes. J’ai finalement compris que l’espace était occupé, qu’on savait parfaitement que je n’étais pas là en consommateur, et qu’on me signifiait simplement, de manière répétée, que je n’y avais pas ma place. J’avais perdu mon sourire, oublié la politesse; je suis parti sans dire adieu, et passablement agacé.

J’y repense parfois; à chaque occupation d’espace. Comme avec cette femme, rencontrée dans une rue à forte circulation, dont le chien reniflait longuement le bas d’un immeuble alors qu’elle avait pris soin de se placer à l’autre extrémité du trottoir, barrant le passage avec la laisse; et qui put enfin s’offrir le plaisir de pousser les hauts cris quand, poliment bien sûr, quoique avec une pointe d’ironie, je lui demandai s’il ne lui serait pas possible de se rapprocher de l’animal qu’elle chérissait tant, de manière à me laisser passer. C’est qu’un chien peut servir à ça: occuper l’espace, physiquement parlant. Mais aussi sonorement, comme le prouvent régulièrement des voisins qui enferment le leur sur le balcon la journée durant, et trouvent que décidément les gens du quartier sont de mauvais coucheurs, eux qui ne supportent même pas qu’un chien aboie du matin au soir, et quelquefois même du soir au matin!

Quelques-uns ont trouvé mieux: l’occupation olfactive de l’espace. Je me souviens de cette vieille dame du tram 12, commodément installée dans l’une des deux voitures, qui s’esclaffait bruyamment en voyant les passagers descendre à vivre allure à l’arrêt suivant pour se réfugier dans l’autre. Je lui suis reconnaissant de ce qu’elle m’a aidé à développer mon odorat sans le flatter: je reniflais précautionneusement au moment de monter; nul besoin de jeter un œil à l’intérieur, on était vite au parfum.

Mais on peut occuper l’espace de tant de manières différentes! Les familles avec enfants sont parfois très douées en la matière; et la progéniture aide à légitimer l’acquisition d’un gros 4 x 4 qui permettra délicieusement de bloquer la circulation aux heures cruciales. Depuis quelque temps, ce sont aussi des vélos qui illustrent, de manière très démonstrative, le slogan «La rue est à nous», avec extension aux trottoirs, aux parcs, en fonçant avec prédilection sur les piétons – lesquels ne sont pas en reste lorsqu’il s’agit de traverser lesdites rues en dehors des passages réservés ou, ostensiblement, quand les feux sont au rouge.

C’est peut-être que l’espace privé ne cesse de se réduire; qu’en zone urbaine, il est de plus en plus menacé par l’irruption du bruit ou des intrusions de l’extérieur; et qu’on est alors tenté de déborder, plus ou moins agressivement, sur l’espace public, de le faire sien, de se le privatiser, pour reprendre le terme du syndic lausannois. Mais dans cette liste d’occupations réussies ou non, que je pourrais étendre indéfiniment, j’accorderai malgré tout une place à part aux dealers africains. Je ne suis plus certain que leur but premier ait été de faire du parc d’Yverdon un marché de la drogue en plein air, réservé à cet usage exclusif. Quand on n’a plus autour de soi un pays qu’on peut dire sien; quand on sent l’hostilité de celui où l’on a cherché refuge; quand on connaît la promiscuité d’un «foyer» qui mérite peu son nom et qu’on est contraint de quitter tôt le matin pour ne le voir se rouvrir qu’au soir: oui, on doit ressentir le besoin de circonscrire un espace qui ne soit qu’à soi, une petite zone à occuper. Et dans ces conditions, le deal pourrait bien, d’abord, n’être qu’un prétexte.

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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