Chroniques

Le fractionnement volontaire

En coulisse

Il n’aura échappé à personne que les lieux de réunion collectifs, même les plus banals, tendent à se raréfier comme peau de chagrin. Le mouvement a d’abord commencé avec les postes, fermées les unes après les autres, remplacées par des dispositifs hybrides – entre centralisme informatique et tournée express – faisant porter une charge supplémentaire de travail sur les facteurs, soumis à une pression perpétuelle qui les empêche de prendre le temps de discuter ou de boire un verre amical pendant une tournée, comme cela pouvait encore être le cas il y a une dizaine d’années.

C’est au tour des salles de cinéma de fermer les unes après les autres, ne laissant dans le paysage que des mégaplex à la programmation uniformisée. Que dire des vidéoclubs disparus à la vitesse des dinosaures après le passage de la comète streaming? Les magasins de disques, eux, se comptent désormais sur les doigts de la main, les auditeurs nouvelle génération ignorant jusqu’à l’existence d’un support autre qu’informatique pour écouter de la musique. Exit les discussions sur la musique avec le disquaire et les autres adeptes. Les librairies disparaissent sous les assauts des Amazon et consorts.

Cerise sur le gâteau: dans les supermarchés, déjà eux-mêmes peu emblématiques d’une économie de proximité et des lieux de convivialité, le seul endroit favorisant à peu près la discussion, le passage devant la caisse (qui implique une certaine interaction même minime entre les clients et les caissières), est désormais en voie de raréfaction; l’heure est au scan individuel de produits via un étrange appareil activé par le client lui-même. Cette activité laborieuse et absurde fait donc du client un employé gratuit pour le patronat et le coupe définitivement d’autrui.

Outre les économies morbides et les réductions d’emplois voulues par la machine capitaliste, quel est le projet politique que dissimule cette tendance? C’est bien évidemment l’éradication pure et simple de la possibilité de construire un tissu social qui revête encore un semblant de spontanéité et qui échappe au contrôle orwellien de l’œil électronique. Si l’on nous avait dit, il y a encore quelques années, que l’apologie de la queue à la Migros ou de la sauvegarde des vidéoclubs seraient des revendications de résistance au XXIe siècle, nul doute que toute personne sensée serait partie d’un grand éclat de rire!

C’est aujourd’hui une réalité tragi-comique indéniable. Les progrès technologiques ont été dévoyés dans le sens le plus pernicieux jamais imaginé. Il ne s’agit même plus, comme dans le rêve de tout Etat policier, de traquer les réunions humaines; il s’agit simplement de détruire les conditions de rassemblement.

La manipulation se pare des atouts du progrès et de la liberté individuelle. Désormais chaque personne, derrière son ordinateur, télécharge ses films, sa musique, commande sa nourriture, ses livres et, dans un même mouvement, exprime ses griefs vis-à-vis de la société via les réseaux sociaux pour le plus grand bonheur des agents du système. Il suffit, comme maints scandales l’ont révélé, aux publicitaires et aux polices du monde entier de s’asseoir derrière leur bureau pour déceler les tendances du consommateur (ou les aiguiller) et pour surveiller les subversifs potentiels. Une réalité que ni Milton Friedman ni J. Edgar Hoover n’auraient jamais pu rêver! Le meilleur de la CIA, du KGB et de la société de consommation livré clés en main par les dominés eux-mêmes, dociles.

Pour ramener le citoyen dans sa bulle et le surveiller comme une souris dans sa cage, il faut raffiner constamment les produits d’appel électroniques sur fond de «branchitude» ultime, ce que font avec brio les Apple et consorts, et détruire les conditions de rassemblements quotidiens, ce à quoi s’emploient les entreprises les plus féroces et leurs relais politiques.

Dans ce panorama inquiétant, il subsiste encore quelques espaces de résistance potentielle, comme les concerts, les musées, les galeries d’art et les théâtres. Ils peuvent aussi être pervertis par le système. Aux artistes et au public de rester vigilants!

* Auteur metteur en scène, www.dominiqueziegler.com

Opinions Chroniques Dominique Ziegler

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lundi 8 janvier 2018

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