Chroniques

Connectés

Transitions

Les scientifiques nous ont concocté des petites merveilles de technologie: smartphones, écrans, applications, réseaux, puces, algorithmes et autres gadgets numériques grâce auxquels nous explorons le monde digital. Une vraie bénédiction. Rien que pour écrire cette chronique, j’ai eu recours au moins dix fois à internet pour vérifier le sens d’un mot, une date, un lieu ou le nom d’un auteur. Entretemps, ça m’a pris à peine quelques secondes pour répondre au mail d’une copine. Et si je me casse la figure en descendant l’escalier, j’aurai mon portable en main pour appeler les secours. Etre connecté, ça rassure. Pour les réfugiés aussi: des images en provenance d’une jungle française, à Calais ou à Paris, les montrent virevoltant autour d’une dizaine de multiprises électriques posées à même le sol pour charger leur portable. Un secours plus précieux, on dirait, qu’un panier de vivres.

Mais tout n’est pas rose dans le monde connecté. Sur chaque passage pour piétons, on risque la collision frontale avec des énergumènes qui parlent à un fil et gesticulent en fixant leurs pieds. Dans le train, là où autrefois on rencontrait le regard des passagers, dans lequel on lisait comme une attention bienveillante, un signe de connivence, on ne voit plus que des têtes baissées, face scotchée sur l’écran. On peut bien réclamer à grands cris l’interdiction de se cacher le visage derrière un voile intégral: le téléphone portable, c’est une burqa connectée. Pendant ce temps, dans les sous-sols des clubs de fitness, les sportifs pédalent à tout-va et fournissent des données fraîches aux capteurs fixés sur leur bras, tout en contemplant un paysage campagnard qui défile sur l’écran TV placé face à eux. Pour les femmes, il paraît qu’une firme a inventé le soutien-gorge connecté qui mesure en permanence les battements du cœur, le flux sanguin, le taux de cholestérol ou que sais-je. Quand je pense qu’autrefois on s’en débarrassait comme d’un instrument de contention, c’est encore pire aujourd’hui. Quand j’étais enfant, à la montagne, on communiquait avec les cousins, sur l’autre versant de la vallée, à grand renfort d’allumettes bengales. On se sentait en phase avec la tradition des feux du premier août et des appels de cors des alpes. Connectés à la nature et au vivant. Aujourd’hui, les marathoniens ne disent même plus bonjour quand on les croise sur les sentiers, tellement ils ont peur que ça hypothèque leur performance.

En élargissant la vision, on commence à percevoir que l’affaire pourrait tourner au désastre. Ne serait-ce que parce que ces outils contribuent largement à la malédiction que représente pour les pays du Sud l’exploitation peu scrupuleuse de leurs mines de cobalt et de lithium. Les dangers d’une nouvelle addiction menacent les adolescents, dont certains passent plus de quatre heures par jour sur leur smartphone ou leurs consoles de jeu et perdent le sommeil, l’appétit et le sens des relations humaines. Mais c’est facile de pointer vers eux un doigt accusateur, comme si les adultes branchés n’avaient jamais vu la couleur d’un bitcoin ou comme si les managers stressés communiquaient encore à la plume, sur papier vélin non ligné. Nous voici tous empêtrés dans notre hyperconnexion comme la mouche dans la toile d’araignée. On estime que 70000 personnes, en Suisse, sont cyberdépendantes. Le comble, c’est quand les amateurs de poker et autres jeux d’argent en ligne s’opposent à toute restriction de l’offre, au nom de la «liberté d’internet». De quelle liberté parle-t-on? Celle de sombrer dans les abysses de l’infortune? Celle de confier ses données personnelles à des multinationales qui en tireront de faramineux profits? Celle de livrer son code génétique aux assurances maladie et aux pharmas? A partir d’un certain stade, être connecté, c’est être asservi. Avec les caméras de surveillance ou les mouchards inquisiteurs des commerçants, des policiers ou des administrations, nous dérivons vers une forme de totalitarisme. Et si l’humain devenait transparent comme un amas informe de cellules, toutes connectées à un ordinateur central? Et si nous devenions des êtres virtuels, colonisés par les puces électroniques? Vision de cauchemar.

Que faire? Impossible d’éliminer tous les risques. Selon la formule habituelle, la vie et tellement dangereuse qu’on finit toujours par en mourir. Alors trouvons le mode d’emploi et restons connectés au bon sens. On peut décoder les signaux que la terre nous envoie et construire des relations avec nos semblables sans devoir s’en référer à des algorithmes. Cela me rappelle un voyage au Niger, entre Agades et Zinder. Le petit avion qui nous transportait avait fait escale dans un bled inconnu car on craignait une tempête de sable. Le pilote avait appelé le service météo de la ville suivante et je le voyais s’énerver: «Ah! Tu ne peux pas me donner les prévisions parce que les instruments sont cassés? Bougre d’imbécile, ouvre la fenêtre et dis-moi le temps qu’il fait!».

* Ancienne conseillère nationale.
Publication récente: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, avril 2018.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary

Chronique liée

Transitions

lundi 8 janvier 2018

Connexion