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Les sphères du pouvoir

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Ces deux dernières semaines, ce qu’il est désormais convenu d’appeler «l’affaire Maudet» a défrayé la chronique. Le voyage du ministre genevois et de sa famille en 2015 à Abu Dhabi a été payé par un «ami d’ami». Ce cadeau est jugé choquant par les représentant-e-s des principaux partis politiques (sauf le PLR). La presse s’en fait également l’écho. Selon Ariane Dayer, rédactrice en chef du Matin Dimanche: «Pierre Maudet savait depuis deux ans que cette affaire pouvait devenir publique. Son impréparation à y faire face étonne. Lui qui se pique de représenter une nouvelle génération politique réagit comme l’ancienne, sous-estimant le ressenti public. A croire qu’au PLR c’est surtout le déni qui est radical.» La journaliste met ici le doigt sur un élément tout à fait intéressant. Et si, en fait, la manière extraordinaire dont cet épisode est relaté ne masquait pas une grande banalité? Pierre Maudet ne serait-il pas un représentant tout à fait ordinaire de son milieu? Un politicien habitué à naviguer dans les différentes sphères du pouvoir, où la collusion entre intérêts économiques, politiques (et militaires) constitue la norme? Le problème c’est surtout cette réputation de «redresseur de torts» que s’est forgée le ministre au fil de sa carrière politique1>Fati Mansour revient sur les «faits d’armes» du ministre dans Le Temps, «Pierre Maudet, le retour de bâton», 21 mai 2018..

Les sciences sociales s’intéressent depuis longtemps à l’imbrication des sphères du pouvoir. Dans un ouvrage publié en 1956, le sociologue C. Wright Mills définit l’appartenance à élite par une position qui permet une grande influence sur la vie des personnes ordinaires. Cette position se renforce par l’enchevêtrement des trois sphères que Mills définit comme celles du pouvoir: économique, politique et militaire. «A mesure que chacun de ces domaines s’élargit et se centralise, les conséquences de ses activités s’amplifient et les relations avec les deux autres ordres se font plus nombreuses.2>C. Wright Mills, L’élite au pouvoir, Marseille, Agone, 2012 (1956 édition originale), p. 7.» Le phénomène décrit par Mills se retrouve un peu partout. Les détenteurs (moins souvent les détentrices) du pouvoir appartiennent à différents champs, mais se connaissent et se côtoient. Des lieux de sociabilités (excluant en partie les femmes) leur permettent de se retrouver, d’échanger des informations ou d’élaborer des projets communs de manière informelle. Cela ne veut pas dire qu’ils et elles conspirent selon un plan préétabli, d’autant que leurs intérêts ne concordent pas toujours parfaitement.

En Suisse aussi, ces différentes sphères du pouvoir s’entremêlent. Un des exemples historiques les plus connus est celui de la famille Wille-Schwarzenbach. Ulrich Wille, le père, général commandant de l’armée suisse pendant la Première Guerre mondiale, appartient à la sphère militaire, tandis que son beau-fils, Alfred Schwarzenbach (le père d’Annemarie), actif dans l’industrie zurichoise de la soie et membre des conseils d’administration d’ABB et du Crédit Suisse, incarne la branche économique3>Sur cette famille, voir Niklaus Meienberg, Le délire général, l’armée suisse sous influence, Genève, Zoé, 1988.. Enfin, le neveu d’Alfred n’est autre que James, l’auteur de l’initiative xénophobe homonyme rejetée en 1970.

Les liens du monde politique avec l’économie n’appartiennent pas exclusivement au passé, comme l’illustre le parlement helvétique. Depuis quelques années, chaque parlementaire doit annoncer ses «liens d’intérêts», publiés sur sa page internet. Parmi les membres de la commission de la sécurité sociale et de la santé publique (celle qui s’occupe de l’AVS et de l’assurance maladie), six sont membres d’organes de quatre assurances maladie (Concordia, Groupe Mutuel, KPT et Visana). Le conseiller national grison Heinz Brand est même président de Santésuisse! La faîtière des assureurs ne s’en cache pas puisqu’il apparait en première page de la version germanophone de son site. On pourrait citer encore les représentant-e-s du monde économique qui suivent les élus des gouvernements dans leurs voyages à l’étranger pour négocier des accords commerciaux et «faire des affaires».

Les élites économiques suivent, quant à elles, depuis une trentaine d’années une tendance à l’internationalisation. Les liens entre dirigeant-e-s des firmes helvétiques diminuent, alors que leurs relations avec des organisations transnationales se développent4>André Mach, Thomas David, Stéphanie Ginalski, Felix Bühlmann, Les élites économiques suisses au XXe siècle, Neuchâtel, Alphil, 2016.. Ce phénomène se reflète également dans «l’affaire Maudet»: ses relations avec la sphère économique dépassent en effet les frontières suisses, tout comme l’aéroport de Genève recrute ses prestataires de service dans un marché mondialisé.

Notes[+]

* Historienne.

Opinions Chroniques Alix Heiniger

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lundi 15 janvier 2018

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