Chroniques

La Nakba noyée dans le sang

Transitions

J’avais prévu de consacrer cette chronique à la loi sur les jeux d’argent. Mais voilà que des images hallucinantes en provenance de Jérusalem et de Gaza sont venues percuter violemment ma tranquille réflexion, collision brutale entre deux visions aussi insoutenables l’une que l’autre: à Jérusalem, la représentation caricaturale du pouvoir qui exhibe son autosatisfaction lors de la cérémonie d’inauguration de l’ambassade américaine; à Gaza, celle d’un désespoir qui hurle à la mort. Tandis que, d’un côté, les jeunes Palestiniens ajustent leur fronde en direction d’une armée invisible derrière l’épais rideau de fumée noire des pneus qui brûlent, ou courent dans tous les sens, drapeau au vent, pour échapper aux tireurs de l’armée israélienne, de l’autre, les invités se congratulent, ravis de voir apparaître, sur écran géant, la face grimaçante de Donald Trump annonçant cyniquement que son geste incendiaire est un message de paix. Là, je fus prise d’un irrépressible sentiment d’écœurement.

Les Israéliens célèbrent dans l’euphorie la création, il y a septante ans, de l’Etat d’Israël; les Palestiniens commémorent dans une affliction de même durée la Nakba, la catastrophe de la perte de leurs biens et de leurs droits. Dans ce contexte, l’organisation à Gaza de la «grande marche du retour», dès le 31 mars, n’avait rien de délirant. Quiconque a accompagné une fois dans sa vie, sur les ruines de leurs villages détruits, les descendants des quelque 800 000 Palestiniens qui en furent chassés en 1948 ou en 1967 se fait rapidement une idée de ce que le mot «retour» peut signifier. Quelques dizaines de milliers d’entre eux se sont donc rassemblés, au nom des 5 millions de réfugiés encore cantonnés dans des camps en Cisjordanie, au Liban, en Jordanie ou en Syrie. N’importe quelle personne douée de la moindre parcelle de jugeote est également en mesure de comprendre à quel point la situation était par elle-même explosive. Mais pas cet illusionniste de Trump qui jugea opportun d’envoyer sa descendance plastronner devant son ambassade et d’offrir à Benjamin Netanyahou, en ce «jour glorieux», le confort de la bonne conscience. «L’histoire est en marche», proclamèrent les discours. Peut-être, mais à reculons…

Il n’est pas non plus très difficile de se rendre compte, avec un minimum d’information et de clairvoyance, que Gaza, sous l’effet depuis onze ans d’un blocus hermétique, est un territoire dévasté dont les habitants étouffent: pas de travail, pas d’électricité, pas de moyens pour reconstruire les habitations détruites lors de l’intervention israélienne de 2014. Dans ces conditions, il n’y a pas besoin de pousser beaucoup pour que la révolte jette les jeunes à l’assaut de la frontière, comme s’il valait mieux risquer sa vie dans l’action que mourir à petit feu dans l’enfermement. Cela n’empêcha pourtant pas les habituels soutiens du gouvernement de Benjamin Netanyahou de claironner haut et fort que les manifestants n’avaient pas réussi à faire ça tout seuls mais qu’ils avaient été envoyés à la mort par le Hamas. Tous des terroristes! Pourtant, pas un seul coup de feu n’a été tiré par les manifestants, dont aucun n’était armé; pas un seul drapeau de l’organisation islamiste, mais seulement ceux de la Palestine. Opposer des tirs à balles réelles à cet assaut désespéré mené avec des pneus usagés et des pierres? «Je pensais qu’Israël ne franchirait jamais cette limite. Maintenant c’est fait!», déplore, amer, un ancien tireur d’élite de l’armée israélienne, dont Le Temps a rapporté le témoignage (14.04.18). «A cette distance, poursuit-il, les tireurs n’ont aucun moyen de déterminer si leur cible fait ou non partie du Hamas».

Tandis que près de soixante Palestiniens étaient abattus à Gaza le lundi 14 mai, dont une dizaine d’enfants, Jared Kushner, le gendre de Trump, susurrait des paroles de miel aux invités de Jérusalem. Il aurait mieux valu que les dirigeants israéliens prêtent l’oreille aux protestations de quelques dizaines de leurs compatriotes qui manifestaient leur désaccord, en marge de la cérémonie, plutôt que les chasser à coups de gaz lacrymogène. Une centaine de morts depuis les premières manifestations, fin mars: une bavure? On ne trouve rien, dans les propos des représentants du gouvernement et de ses alliés, qui permettrait d’exclure qu’il ne s’agisse d’un carnage assumé sinon délibéré. Alors je demande: qui sont les terroristes? Quelle différence y a-t-il entre une armée suréquipée abattant des manifestants qui commémorent la Nakba et un djihadiste lançant un camion fou sur la foule qui célèbre la fête nationale à Nice?

Je voulais intituler ma chronique «la solitude des joueurs». Les Palestiniens de Gaza ont éclipsés les accros des machines à sous. Toute proportion gardée, ils ont quelques ressemblances: même acharnement à conjurer le mauvais sort, même soif de revanche, même sentiment d’être abandonnés de tous face aux tireurs de ficelles qui se pavanent sur les estrades du pouvoir.

* Ancienne conseillère nationale.
Publication récente: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, avril 2018.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary

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lundi 8 janvier 2018

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