Jacques Dubochet met ses convictions sur papier
Guère besoin de rappeler la surprise, teintée d’humour, qu’a été l’irruption, le 4 octobre dernier, sur la scène sociétale et médiatique de Jacques Dubochet. Six mois après l’obtention du Nobel de chimie, le désormais célèbre Morgien publie Parcours1> Parcours, Rosso Editions, 2018, 210 pp. En librairie dès le 7 mai, sa première œuvre littéraire, dans laquelle il nous fait part des valeurs humaines qui donnent sens à sa vie. Des lignes documentées, tantôt engagées, tantôt intimes, qui empoignent – en nous invitant à en faire de même – les enjeux majeurs d’aujourd’hui et de demain.
L’ouvrage se compose de trois parties. «Faire sens», tout d’abord, réunit cinq textes de fond où l’auteur s’ouvre sur ses engagements personnels, sociaux et politiques. Il évoque le «bien faire» – «Un bon point de départ est ‘Fais à ton prochain ce que tu voudrais qu’il te fasse’» – et parle aussi de transcendance, de science et de philosophie. «Je me dis scientifique, c’est-à-dire quelqu’un qui n’a que la nature pour maître, mais la nature est si grande qu’elle me laisse là avec mes émotions, mes sentiments, qui dépassent largement ma compréhension. Je me veux aussi philosophe, sensible à ce qui me dépasse.»
La deuxième partie, «Tranches de vie», est constituée d’éléments sur la vie et la carrière de Jacques Dubochet, ces briques, peut-on dire, qui ont construit son existence. L’auteur suit également les développements relatifs à son domaine de recherche, la cryo-microscopie électronique. Dans le texte «Vivre et mourir», il donne même ses directives anticipées.
Quant à la troisième partie, «De la science en miettes», elle comprend des notes étoffées, parfois savantes, sur ses lectures de revues scientifiques, tirées du blog – assidument alimenté jusqu’en septembre 2017 – qu’il a créé à l’intention de ses collègues et amis. Par exemple au sujet du dérèglement climatique, dont Jacques Dubochet parle à réitérées reprises en faisant état de son vif souci; de la technique CRISPR/Cas9 (permettant d’enlever de manière ciblée des parties indésirables du génome d’une cellule pour les remplacer par de nouveaux morceaux d’ADN, ndlr) et du forçage génétique; ou encore de la relation biologie-société.
Définissant la conscience comme «la capacité d’un individu à se construire un modèle mental du monde dans lequel il peut naviguer», Dubochet questionne les effets des activités humaines: «Jusqu’ici, l’évolution s’est déroulée selon le couple variation au hasard/sélection naturelle. Arrivent l’homme et sa capacité à agir. L’évolution biologique est écrasée par l’évolution culturelle. Alors que la première se déroulait par centaines de milliers d’années, les transformations culturelles se font maintenant par périodes de dix ans. La mondialisation s’est installée et nous nous fourvoyons dans un changement climatique qui nous vaut d’entrer dans l’ère anthropocène.»
Face à de tels impacts, le message de l’auteur est clair: la réponse, pour être durable, est forcément collective. «Comme n’importe quel organisme social, l’homme repose sur deux jambes: le Moi et le Nous. L’une est typique de la réponse immédiate, l’autre appelle les solutions à long terme. (…) A priori, égoïsme et altruisme se rapportent à des stratégies adaptées à différentes situations. Pourtant, dans le langage courant, ces mots ont une forte connotation morale. (…) Pour moi, une personne est de gauche si elle tend à favoriser les valeurs altruistes; elle est de droite si elle met son intérêt propre en priorité. (…) Pour nous sauver, les solutions seront collectives ou ne seront pas. Notre société a un urgent besoin de consolider la force du Nous.»
Jacques Dubochet est à la retraite depuis dix ans. Tout un apprentissage – «le succès d’une journée de retraité dépend de la sévérité du tri. J’essaie d’équilibrer mes quatre S, à savoir: Soi-même, Social, Science et Service» – qui a été très vivement bousculé depuis le 4 octobre 2017… L’auteur ne se laisse toutefois pas emporter: «Le Prix Nobel me donne une voix, celle de la notoriété. Je n’ai pas de respect pour la notoriété. J’ai du respect pour ceux qui essaient de vivre juste.»
A la fois mosaïque et kaléidoscope (un «patchwork», dit Jacques Dubochet), Parcours est un livre stimulant qui permet d’approcher de plus près – avec profit! – ce grand scientifique atypique.
* Ancien médecin cantonal vaudois, Echandens (VD).
Notes