Agora

Modernité et individualisme démocratique

Aujourd’hui, la figure du pouvoir ­n’incarne plus l’autorité déontologique ni la probité éthique, selon Miguel D. Norambuena, mais «gère les affaires», portée par ses seules ambitions ­personnelles.
Réflexion

Il n’est pas injuste d’octroyer à Donald Trump – président des Etats-Unis d’Amérique – le palmarès de l’homme politique ayant officialisé l’exercice du Grand cynisme au pouvoir. Désormais, les nouveaux gouvernants réinventent, à leur convenance, la réalité. Certes, en politique, le mensonge n’est pas nouveau. Toutefois, ce qui est nouveau, c’est qu’il s’accompagne d’un individualisme démocratique participatif, courant dans nos cités, mais désormais promu dans les hautes sphères du pouvoir. Ainsi, les intérêts personnels de chacun deviennent la condition sine qua non pour exercer le pouvoir. Un exercice du pouvoir au moindre effort. Dès lors, finie l’épaisseur des argumentations: une cure d’amaigrissement de la pensée a lieu, renforcée par les effets collatéraux de l’«économisme» évoqué par la philosophe Corine Pelluchon, qui entraîne déjà une déliquescence du politique. Ainsi, il ne vaut plus la peine d’approfondir son propos. Plus besoin non plus de faire des efforts pour prendre le temps, pour inscrire ses réflexions dans la durée, afin de pouvoir évaluer les fondements mais également les filiations historiques des propos, pour les soumettre à l’exercice critique de la capacité de «penser dans l’immanence» (Isabelle Stengers).

Au contraire, aujourd’hui, la figure du pouvoir n’est plus synonyme ni d’autorité déontologique, ni de probité éthique, et l’exercice du pouvoir est dissocié des pratiques sociales concrètes. Ce nouveau personnage au pouvoir, jouissant des délices du «pouvoir pour le pouvoir», gère les affaires avec comme seul moteur de pensée ses ambitions personnelles. Il devient donc très difficile de promouvoir des pratiques et des paradigmes situés au-delà des consommations marchandes et de la promotion du conformisme qui en découle. L’horizon divers et pluriel de la vie, comme du monde, n’existe tout simplement pas. Dès lors, plus de pensée complexe, au sens où l’entend Egard Morin, plus de «complexification de la pensée», nécessaire pour appréhender des réalités autres que la sienne, pour pouvoir saisir les mutations que vivent d’autres cultures et d’autres religions, sans les réduire à son propre ethnocentrisme.

Le manque d’imaginaire et d’audace des gouvernements face aux industries polluantes – automobiles, pesticides, énergétiques, et désormais industrie textile (Giulia Mensitieri), pour ne nommer que les plus «écocidiaires» (Valérie Cabanes) –, de même que l’impuissance des gouvernements vis-à-vis de l’utilisation éhontée des enfants, des jeunes et des femmes dans les publicités à la télévision, nous montrent définitivement l’illusion de notre attente passive et infantilisante d’un changement provenant des pouvoirs en place.

Dès lors, comme le dit Isabelle Stengers, il s’agit pour nous de «fabriquer des questions qui transforment», de créer «des pensées opératoires» ici et maintenant, et non demain. Désormais, le défi éthico-politique, c’est le présent lui-même: fabriquer de la «différence», un «monde possible, meilleur, autre», ici, et maintenant.

Il ne s’agit pas pour autant de renoncer à dessiner des espérances futures. Il s’agit de créer une «utopie au présent», qui ne soit pas contre, avec des discours sans portée transformatrice aucune et qui finissent par être uniquement démagogiques, mais qui soit pour l’expérimentation d’un autre mode d’existence; un mode d’existence au quotidien qui puisse faire face, où que l’on se trouve, à l’anéantissement de la créativité sociale et institutionnelle, à l’expropriation de l’intelligence individuelle et collective par la société cathodique, unidimensionnelle. Qui puisse faire face, enfin, à la compression du temps et du «toujours plus et toujours plus vite». C’est la seule manière aujourd’hui de prendre le devant et de s’émanciper de la «capture des âmes» dont parle Isabelle Stengers, cette forme contemporaine de l’assujettissement et du contrôle social des subjectivités individuelles et collectives.

* Ancien directeur du Centre Racard, fondateur du centre Dracar, Genève.

Opinions Agora Miguel D. Norambuena Réflexion

Connexion