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Médias et service public: un vieux débat, plus actuel que jamais

Il y a plus d’un siècle déjà, le sociologue Robert Park distinguait les titres déversant inepties et propagande à «la foule», de ceux diffusant des informations d’intérêt «public». De quoi inspirer les autorités fédérales pour clarifier le mandat de la SSR.
Médias et service public: un vieux débat, plus actuel que jamais
La «fabrication» de contenus visant à toucher un maximum d’audience et à attirer les annonceurs tend nécessairement à uniformiser l’information. (Jonathan McIntosh CC/Photo prétexte)
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Après le non à l’initiative «No Billag» ce dimanche, la question de définir ce à quoi doit ressembler un journalisme de service public reste entière. Cette question semble plus que jamais d’actualité. Elle est aussi ancienne que «l’invention» du journalisme dès les XVIIe et XVIIIe siècles, puis son organisation comme activité professionnelle rémunérée à partir du siècle suivant. Dès les années 1900, de nombreux chercheurs universitaires se sont penchés sur les conceptions divergentes de la notion d’«information» par les acteurs en présence – journalistes, mais aussi entreprises de presse, pouvoirs économiques, pouvoirs publics, lectorat.

Autrement dit: qu’est-ce qui mérite de figurer dans les «news»? Le débat a été vif aux Etats-Unis, pays qui a injecté très tôt des moyens financiers colossaux dans la presse industrielle. Parmi ces chercheurs, certains peuvent nous inspirer aujourd’hui encore, par la clarté de leurs analyses. C’est le cas de Robert Ezra Park (1864-1944), journaliste-reporter devenu sociologue, qui a enseigné à l’Université de Chicago.

Se faisant tour à tour «super-reporter», selon son expression, ou anthropologue de terrain, Park a consacré une partie importante de sa carrière à arpenter les rues, à observer. Il s’est intéressé au développement des villes, aux quartiers défavorisés, au fonctionnement des institutions publiques, mais aussi aux réseaux de délinquants puis aux médias, comme autant de «laboratoires de la modernité». Pour lui, l’état du journalisme dans un pays donné révélait par effet de miroir l’état de sa culture démocratique. Dès 1903-1904, à l’époque coloniale, avant même le déferlement de propagande de la Première guerre mondiale, Park élaborait une distinction de plus en plus nette entre information conçue pour «la foule», et celle destinée à un «public». Cette distinction lui a servi à mieux repérer les multiples facteurs influençant les productions des journalistes, et les rapports établis avec leurs destinataires.

En résumé: les lecteurs sont traités comme une «foule», une masse indifférenciée, quand les productions médiatiques sont orientées vers des contenus sensationnalistes, séducteurs, visant à atteindre la plus forte audience. Au contraire, quand les journalistes écrivent aux lecteurs en tant que «public», ils leur adressent des informations constructives utiles pour accroître leurs connaissances, se forger leur propre opinion, participer au débat politique, s’orienter dans leur quotidien et prendre les décisions qui s’imposent. Là résident les informations utiles au débat démocratique, comme le soulignait Park: «Il ne peut y avoir d’opinion publique sur aucune action politique si la population ne sait pas ce qui se passe, ne serait-ce que dans les grandes lignes.» 1>Robert Ezra Park, Géraldine Muhlmann et Edwy Plenel, Le journaliste et le sociologue, Paris, Editions du Seuil, 2008.

Le contexte de guerre mondiale des années 1914-1918 était très favorable au «bourrage de crâne» exaltant un patriotisme belliqueux et s’adressant à la «foule». La propagande s’appuyait alors sur des moyens exceptionnels pour se répandre de façon massive, avec une ampleur sans précédent. Outre les apports financiers, de nouveaux moyens technologiques sont mobilisés. C’est ce que rappelle le journaliste d’investigation et fondateur de Mediapart, Edwy Plenel, commentant un siècle plus tard les travaux de Park: «La deuxième révolution industrielle, celle de l’électricité, qui, avec l’invention de la rotative, voit la naissance de la presse de masse. C’est l’avènement de la presse racoleuse – la presse des manchettes criardes et du sang à la une, la presse de l’immédiat et de l’instantané, la presse des diffamations et des calomnies, la presse qui remue et agite les foules. C’est aussi, on l’a oublié, l’irruption éphémère d’une presse parfois gratuite, uniquement payée par la publicité.» 2>Ibidem, p. 14.

Or, la «fabrication» de contenus visant à toucher un maximum d’audience et à attirer les annonceurs tend nécessairement à uniformiser l’information. La priorité va aux sujets «faciles», mainstream (déjà mis à l’ordre du jour par les principaux médias), sur un nombre de thèmes limités, en évitant toute complexité et donc, l’expression des formes de pluralité.

Le phénomène est doublement préoccupant. La légèreté et la futilité des sujets véhiculent toujours – explicitement ou entre les lignes – une idéologie (qu’elle soit communiste ou capitaliste, fasciste, raciste, xénophobe…), des valeurs (hédonistes, individualistes, identitaires, nationalistes, de repli sur soi…), de fausses «prophéties» («consommer rend heureux») et autres messages subliminaux.

Le journaliste et écrivain anglais George Orwell (1903–1950, de son vrai nom Eric Arthur Blair, auteur du roman d’anticipation 1984) a lui aussi dénoncé ce danger constant de la propagande, affichée ou rampante, dans le contexte de la Seconde guerre mondiale. Après 1939-1945, une fois la paix officiellement revenue en Europe, Orwell remarquait que la propagande n’avait guère cessé. Il s’agissait de lutter contre le «péril rouge». En Angleterre, combien de médias se sont alors appliqués à diffuser une image conservatrice et anesthésiante de leur pays, comme «un endroit tranquille, dominé par la royauté, le crime, les soins de beauté, le sport, la pornographie et les animaux»? 3>George Orwell, A ma guise, chroniques, 1943-1947, Marseille, Editions Agone, 2008, p. 19.

Depuis, les médias ont traversé bien d’autres «révolutions industrielles»: dès les années 1980, prédominance de la radio et de la télévision, avec la prétention de livrer «l’information en continu», menant à la création de CNN, puis d’Euronews; dès les années 1993-1994, popularisation des usages d’Internet; plus récemment, développement phénoménal des contenus publiés en vrac sur les réseaux sociaux, brouillant d’autant plus les frontières entre information utile, divertissement et fake news.

Avec le recul, on peut apprécier combien la citation d’Orwell annonçait presque mot pour mot la «formule gagnante» (en termes de tirage) imposée des décennies plus tard en Suisse romande par l’ancien rédacteur en chef du Matin et directeur adjoint des publications Tamedia, Peter Rothenbühler: du sport et des paillettes, du people et des fait divers; du sexe, du sang et des animaux.

Les analyses de Park et d’Orwell nous renvoient aussi à la célèbre déclaration faite en 2004 par Patrick Le Lay, alors PDG du groupe TF1 en France: «Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective ‘business’, soyons réaliste: à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit (…). Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible: c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible (…).»

Aujourd’hui, à quel point la «perspective business» a-t-elle imprégné la définition de journalisme «de service public» à la Radio-Télévision Suisse (RTS)? Ces dernières semaines, de nombreux contributeurs ont tantôt déploré la médiocrité de certaines émissions télévisées, voire leur caractère «abrutissant» et tantôt souligné leur adhésion à la charte des valeurs du service public audiovisuel romand. Cette dernière «s’engage à informer la population de façon honnête, impartiale et équilibrée, en respectant le pluralisme politique et en abordant en priorité ce qui est important pour la vie en société plutôt que ce qui est le plus rentable sur le plan publicitaire.»

Il a moins été question du mandat que la Confédération attribue à la Société suisse de radiodiffusion et télévision (SRG SSR). Les contours de ce mandat ont été rappelés par le Rapport d’analyse de la définition et des prestations du service public de la SSR remis par le Conseil fédéral le 17 juin 2016. Ce document 4>Consultable à l’adresse: www.bakom.admin.ch/bakom/fr/page-daccueil/l-ofcom/organisation/bases-legales/dossiers-du-conseil-federal/rapport-service-public-medias.html interpelle, en particulier en ce qui concerne la notion d’information d’intérêt public: elle fait l’objet de définitions floues, consensuelles, voire contradictoires.

Malgré une rubrique intitulée «Rôle central de l’information», et une autre «Excellence de l’information», cette dernière n’est jamais définie de façon unitaire et précise, au fil des 152 pages. Le rapport mentionne bien les «exigences légales et exigences relevant de la concession» envers une «information complète, diversifiée et fidèle» (art. 24, al. 4, de la Loi sur la radio et télévision, art. 2, al. 4 de la Concession), faite de «crédibilité, sens des responsabilités, pertinence et professionnalisme journalistique; qualité plutôt que quantité (art. 3 de la Concession). Or, on lit par ailleurs: «Le sport fait partie de l’information (magazines sportifs, etc.), tout comme le divertissement (retransmissions sportives en direct). Les domaines de l’information, de la culture et de l’éducation, ainsi que celui du divertissement ne sont souvent pas clairement délimités les uns par rapport aux autres, mais incluent divers aspects (divertissement sous forme d’éducation, divertissement sous forme ­d’information)».

Ce refus de trancher entre information d’intérêt public et divertissement s’expliquerait par la crainte que la SSR ne soit trop défavorisée par rapport à l’audiovisuel privé sur le plan des recettes publicitaires, dans le contexte très concurrentiel de «l’économie pure» (sic) touchant l’ensemble des médias.

Au-delà des considérations partisanes, les deux visions de l’information sont sans doute complémentaires. Mais jusqu’à quel point sont-elles compatibles? La RTS peut-elle à la fois, sans perdre à terme sa crédibilité, s’adresser à «la foule», et à un public de citoyens suisses-romands? Le débat reste ouvert, aussi entre les tenants d’un mandat plus contraignant, et ceux favorables à une ligne encore plus souple. Il n’a pas fini de ressurgir. Contactée à Berne, la Conseillère nationale écologiste Regula Rytz prévoit de déposer prochainement «une motion pour mieux encadrer le virage trop publicitaire» pris ces dernières années par la SSR.

Notes[+]

Gilles Labarthe est journaliste indépendant et chercheur universitaire.

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