Handicap: «continuer à faire pression»
Un peu plus de trois ans après sa ratification de la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées (CDPH), la Suisse va bientôt passer devant le comité en charge d’évaluer sa mise en œuvre. Dans cette optique, les autorités helvétiques ont publié en 2016 leur premier rapport (1). De son côté, Inclusion Handicap (2) (IH) a livré cet été un rapport alternatif (3) provenant de la société civile. Le 29 août dernier, une quarantaine de personnes venant des organisations d’Inclusion Handicap se sont retrouvées au Palais des Nations à Genève pour remettre solennellement leur document à la présidente du comité onusien. Rencontre avec Caroline Hess-Klein, docteure en droit et cheffe du Département Egalité à IH, qui fait partie des principaux architectes du rapport alternatif.
Pourquoi un rapport alternatif? Le rapport du gouvernement suisse sur la mise en œuvre de la CDPH ne suffit-il pas?
Caroline Hess-Klein: Le rapport alternatif n’est pas une invention d’Inclusion Handicap. L’ONU a élaboré différentes conventions relatives aux droits de l’homme, notamment celle relative aux droits de la femme ou celle contre le racisme. Les Etats parties sont tenus de rendre des comptes à l’ONU, c’est un mécanisme connu, ancré dans chaque convention. De même, le fait que les organisations de la société civile établissent un rapport alternatif pour mettre en lumière ce qui n’a pas été mis dans le rapport étatique est également habituel à l’ONU. L’objectif du rapport alternatif est d’aider l’Etat partie à rendre des comptes de la manière la plus complète possible, sachant que les autorités n’auront pas toutes les informations et que les organisations de personnes handicapées en auront d’autres. Lorsqu’on compare les deux rapports de la Suisse, on constate que le rapport étatique se limite à décrire les bases légales au niveau fédéral sans se questionner sur l’efficacité de leur mise en œuvre.
Comment le rapport alternatif a-t-il été élaboré?
Un groupe de travail réunissant une palette de membres des organisations et de l’équipe d’Inclusion Handicap, ainsi que des experts externes, a été créé pour rédiger le rapport en étroite collaboration avec le comité d’IH. Le groupe de travail a dressé un état des lieux de la situation qu’il a présenté lors d’une journée d’étude destinée aux membres des organisations du handicap et autres acteurs du domaine.
Pour élaborer le rapport alternatif, le groupe de travail s’est nourri des retours de cette journée d’étude, mais également de l’expérience des consultants juridiques d’IH, des résultats d’un questionnaire sur Internet s’adressant directement aux personnes handicapées et des réponses d’experts consultés ponctuellement.
«95% des arrêts de bus ne sont pas accessibles, 13 ans après l’introduction de la LHand»
Quel a été l’accueil du rapport alternatif, que ce soit par les médias ou par les autorités?
Sur le plan médiatique, cela a été un coup exceptionnel, alors que la remise d’un rapport alternatif est d’habitude un non-événement pour les journalistes. La remise du rapport le 29 août 2017 a bénéficié d’une couverture très importante à la télévision, à la radio et sur Internet.4 On en a même parlé dans des médias autrichiens et allemands. Pour ce qui est des autorités, c’est un peu tôt pour répondre à la question. Mais nous ne nous endormons pas sur nos lauriers et nous allons continuer à faire pression sur les autorités fédérales et cantonales en nous fondant sur la Convention et le rapport alternatif.
A la lecture du rapport alternatif, on apprend que les femmes handicapées sont victimes d’une double discrimination. A quoi est due cette situation et comment se traduit-elle dans les faits?
Dans le domaine de la discrimination, on est longtemps parti de l’idée qu’une personne se faisait discriminer pour une seule raison, par exemple le handicap, le sexe ou la race. Depuis peu, on reconnaît que l’identité d’une personne ne se compose pas d’un seul élément, mais de plusieurs caractéristiques. Selon la façon dont celles-ci se rencontrent, la vulnérabilité de la personne augmente. On peut ainsi subir des discriminations parce qu’on est une femme ou parce qu’on est handicapé ou parce qu’on est les deux, justement. Il faut répondre à cette double discrimination de manière nuancée, selon les cas. Dans les faits, les femmes handicapées sont frappées de manière plus virulente que les hommes handicapés: elles rencontrent plus de problèmes sur le marché du travail et sont plus touchées par la violence.
L’article 9 de la Convention aborde le thème de l’accessibilité, une question déjà abondamment couverte par la LHand5 en vigueur depuis 2004. La Suisse a-t-elle par conséquent pris de l’avance dans l’application de l’article 9 par rapport aux autres articles?
L’article 9 a un champ d’application très large: il s’applique aux constructions, transports publics, moyens de communication et prestations. Tous ces domaines ne sont pas réglementés de la même manière par la LHand, les transports publics étant clairement les plus réglementés. Ponctuellement, la mise en œuvre de l’article 9 n’est pas en mauvaise voie, grâce à la LHand, notamment sur le plan ferroviaire. Mais dans d’autres domaines, il y a encore beaucoup de chemin à faire: il faut savoir que 95% des arrêts de bus ne sont pas accessibles 13 ans après l’entrée en vigueur de la LHand! Enfin, il y a un domaine où la Suisse ne répond clairement pas aux exigences de l’article 9, c’est celui des prestataires privés, tenus de garantir l’accès aux personnes handicapées. La LHand se limite à une protection contre les discriminations, sans obligation d’adapter leur service aux besoins des personnes handicapées. On est hélas loin du compte, et la Suisse essuiera sûrement une critique virulente de la part du comité de l’ONU à cet égard.
La situation dans le domaine de la santé (article 25) est particulièrement alarmante, et les discriminations y semblent nombreuses. A quoi est-ce dû?
Je pense qu’une des raisons de cette situation est le manque de prise de conscience de ce qu’est le handicap et de ses conséquences. Je peux l’illustrer par l’exemple d’une personne en chaise roulante qui doit suivre un traitement stationnaire (ndlr: en hôpital) en raison d’une dépression. On constatera qu’elle sera bien traitée pour ce qui est de sa dépression mais que le personnel sera complètement débordé et démuni par rapport au fait qu’elle est en chaise roulante.
Il y a aussi tout le problème des assurances privées que les personnes ne peuvent pas conclure en raison de leur handicap. Les assureurs ont tendance à refuser de conclure une assurance maladie privée avec une personne handicapée parce qu’elle est handicapée, sans que le risque ne soit vraiment évalué. Dans notre système d’assurances basé sur le risque, les assureurs devraient au moins entrer en matière, quitte à émettre des réserves liées à des risques sérieusement calculés, plutôt que de refuser la personne d’entrée de jeu.
Le rapport alternatif révèle-t-il des problèmes qui touchent plus particulièrement les personnes vivant avec un handicap psychique?
Oui, clairement. Il y a tout le domaine de la protection de l’intégrité corporelle, les questions de la médicalisation et de l’internement forcés qui concernent de manière particulièrement virulente les personnes avec handicap psychique. La reconnaissance de la personnalité juridique et l’exercice des droits politiques touchent aussi de manière spécifique les personnes avec handicap psychique, sans oublier tout ce qui a trait à la formation et à l’emploi.
Par rapport à d’autres pays ayant ratifié la Convention, la Suisse est-elle en retard ou en avance sur le plan de la mise en œuvre?
Tout dépend du domaine que l’on examine. Il faut être conscient qu’on se compare à 174 Etats dans le monde. Si on prend par exemple le droit à des conditions d’existence décentes, la Suisse, grâce à son système d’assurances sociales, est exceptionnelle par rapport à de nombreux autres pays. Cela se relativise un petit peu si l’on prend en considération le coût de la vie très élevé dans notre pays. Il y a d’autres domaines où la Suisse est clairement lanterne rouge, par exemple l’emploi et la protection contre la discrimination par des particuliers. Certains pays sont connus pour être progressistes dans le domaine des droits des personnes handicapées: la Nouvelle-Zélande, l’Australie et les pays scandinaves qui ont une approche plus dynamique et plus créative que la Suisse.
Le rapport alternatif révèle que la Suisse ne respecte pas, à bien des égards, la Convention. Est-ce avant tout une question de manque de moyens financiers ou est-ce imputable à un manque de volonté politique, un manque de prise de conscience ou à un problème de préjugés?
Je pense que c’est un mélange de tous ces éléments. Tout en sachant que les moyens mis à la disposition d’un Etat sont limités, que la question du financement est essentiellement une question de priorisation. La politique qui a prévalu jusqu’à présent est aussi un frein au changement: beaucoup d’acteurs estiment qu’on a déjà fait beaucoup, que la Suisse a un bon système d’assurances sociales et que le problème est résolu. L’image qu’on a de la personne handicapée dans une société grandement basée sur la performance joue un rôle aussi. Un changement de paradigme doit avoir lieu: il faut laisser une place aux personnes handicapées dans la société afin qu’elles soient autonomes et qu’elles puissent travailler.
* Article paru dans Diagonales n° 121, janvier-février 2018, bimestriel du Groupe d’accueil et d’action psychiatrique (Graap)
1) Disponible ici (source: http://tbinternet.ohchr.org, sous «Ratification, reporting and documentation by countries» – «Switzerland» – «CRPD»).
2) Association faîtière des organisations de personnes handicapées.
3) Disponible ici (source: www.inclusion-handicap.ch, sous «Thèmes» – «Convention
de l’ONU».).
4) Lire l’article du Courrier à ce sujet, «Handicap bien mal loti», 30 août 2017.
5) Loi fédérale sur l’élimination des inégalités frappant les personnes handicapées.