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La majorité ne doit pas décider des droits fondamentaux des minorités

L’initiative «Le droit suisse au lieu de juges étrangers», lancée par l’UDC, devrait être soumise aux urnes en 2019. Ce texte vise à limiter les libertés fondamentales et à affaiblir les droits des minorités. Pour Andreas Gross, c’est «au nom de la démocratie et non malgré elle» qu’il doit être rejeté.
Démocratie

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la Suisse était le pays d’Europe qui avait mis en œuvre le plus grand nombre des idées apparues au moment de la Révolution française. Dans les années 1830, certains cantons instaurent la souveraineté populaire et les libertés politiques puis, en 1848, la Confédération nouvellement créée intègre le suffrage masculin général et la démocratie représentative. On verra ensuite les droits populaires s’étendre, au niveau fédéral en 1874 et en 1891, ainsi que l’émancipation des minorités religieuses et les premiers droits sociaux dans les années 1870. Ces évolutions ont toujours été soutenues par des mouvements sociaux, voire des soulèvements.

Les revendications en faveur des droits populaires découlent de l’indifférence affichée par la majorité libérale de l’Assemblée fédérale entre 1848 et 1870 à l’égard des besoins des citoyen-ne-s les plus défavorisé-e-s, alors que la démocratie est uniquement représentative au niveau fédéral. La majorité du peuple n’a guère profité de la croissance économique que la création de la Confédération a engendré. La majorité libérale n’était intéressée que par un seul objectif: la construction d’un réseau de chemins de fer dans tout le pays. Cette construction a nécessité énormément de capital, ce qui a augmenté les intérêts payés par les paysan-ne-s et les artisan-e-s, alors même qu’une concurrence accrue baissait leurs prix. Cette conjoncture a mis en difficulté l’existence de centaines de milliers de Suisses, dont la situation était négligée par la majorité libérale.

Cette indifférence a provoqué d’immenses mouvements sociaux, d’abord dans les cantons de Bâle Campagne et Zurich, puis à Saint-Gall, en Argovie et à Berne. Ils revendiquaient tous plus de droits démocratiques, à savoir le référendum législatif et l’initiative populaire législative et constitutionnelle. En d’autres termes, ils voulaient pouvoir exprimer leurs opinions entre les élections. Ces mouvements ont bouleversé les relations politiques dans ces cantons.

A Zurich par exemple, le «système Escher» – les majorités libérales à l’exécutif et au législatif – était remplacé par des majorités «démocrates», formées d’une coalition de socialistes, de démocrates, d’associations issue des campagnes défavorisées et de quelques conservateurs. Ce mouvement a aussi fait de la constitution zurichoise la constitution la plus démocratique du monde. Elle a instauré des droits populaires pensés et développés pour la première fois pendant la Révolution française, dans le projet girondin de constitution rédigé par Condorcet en 1793.

Lors des élections suivantes au niveau fédéral, ces nouvelles majorités cantonales ont renforcé le groupe démocrate à l’Assemblée fédérale. Cela a permis, plus tard, de transformer le système purement représentatif de la Confédération en une démocratie directe, en introduisant le référendum facultatif législatif dans la constitution révisée de 1874, puis l’initiative populaire en 1891. A mes yeux, ces droits populaires sont des institutions essentielles, qui approfondissent la démocratie, lui donnent un contenu substantiel, augmentent la liberté des citoyen-ne-s et diminuent le caractère oppressif et aliénant du système politique envers les citoyen-ne-s. C’est un acquis que la gauche doit soutenir et renforcer.

Il est cependant une conception de la Révolution française que les Suisses n’ont jamais acceptée, qui fait de la démocratie un droit fondamental, et non un privilège lié à la citoyenneté. Les conséquences en sont graves et bien connues. Les citoyens mâles n’ont jamais été gênés par la présence d’habitant-e-s de deuxième classe en Suisse, qu’il s’agisse des femmes ou des étrangères-ers. Ils ont ainsi perpétué une ancienne tradition de subordination d’une partie de la population à une autre, la dominant, l’excluant de l’égalité et des droits démocratiques.

Cela n’a partiellement changé qu’en 1974, quand la Suisse – après avoir introduit les droits démocratiques des femmes – a ratifié (sans référendum!) la Convention européenne des droits de l’homme. C’est celle-ci que l’initiative populaire de l’UDC veut attaquer en plaçant les décisions nationales au-dessus des décisions internationales, et en particulier de celles de la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg, qui est notre seul véritable tribunal constitutionnel!

Parce que la démocratie directe ne doit pas être considérée comme un privilège réservé à quelques-un-e-s, mais doit intégrer les protections accordées aux minorités et aux plus vulnérables, il est impératif de rejeter l’initiative de l’UDC au nom de la démocratie, et non malgré elle.

* Animateur de l’Atelier pour la démocratie directe à St-Ursanne, ancien conseiller national et président du groupe socialiste à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Paru dans Pages de gauche n°165, automne 2017, www.pagesdegauche.ch

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