Révolution et alphabétisation
Cent ans se sont écoulés entre la Révolution d’Octobre et 2017. On a pu observer les relations étroites entre la prise insurrectionnelle d’un pouvoir des mains d’une dictature et les mobilisations impressionnantes pour réduire drastiquement l’ignorance et l’analphabétisme. Les Etats nouveaux ont décidé en priorité de mener une campagne d’alphabétisation sur tout le territoire. Mais on peut dire que, dans chaque cas, c’est l’énergie démultipliée du peuple alphabétiseur qui a permis la réalisation de cet objectif éducatif primordial.
URSS, 1917. Dès novembre 1917, tout le pays s’embrase pour lire et apprendre. Maintenue dans un corset inégalitaire sous le tsarisme, l’éducation nouvelle impulse une déferlante prodigieuse: en quelques années, naquirent des milliers de cercles populaires divulguant le savoir dans les domaines de la science, de l’histoire, de l’agriculture, de la poésie, du théâtre. Dans des lieux très éloignés de la seule salle de classe: granges, usines, isbas, tentes de populations nomades, parfois des bateaux et des trains pour garantir de rayonner partout. Aucune ethnie n’est oubliée, aucun alphabet n’est ignoré, comme le décrit, en octobre dernier, Le Monde Diplomatique (1).
Cuba, 1959. Un volontarisme impressionnant est impulsé d’en haut. Un an après le renversement du dictateur Batista, le 26 septembre 1960, Fidel Castro annonce, devant l’assemblée générale de l’ONU, que Cuba sera très bientôt le premier pays d’Amérique latine sans population analphabète. Cuba compte alors près de 7 millions d’habitants. On y recense 979 000 analphabètes. Le gouvernement lance une vaste campagne d’alphabétisation. Le système choisi est celui de la multiplication des brigadistes. Un noyau de moniteurs est constitué, dont chacun des membres doit former des alphabétiseurs de milieux divers: 100 000 écoliers, 30 000 ouvriers recevant leur salaire et 175 000 éducateurs populaires. La campagne est lancée, malgré l’agression étasunienne de la Baie des Cochons en avril 1961 – les Etats-Unis voyant d’un mauvais œil l’épopée historique cubaine. Le 22 décembre 1961, lors d’une manifestation géante à La Havane, Cuba est déclaré territoire libre de l’analphabétisme.
Nicaragua, 1979. L’enthousiasme juvénile caractérise la croisade d’alphabétisation au Nicaragua. Le dirigeant sandiniste Carlos Fonseca, tué par Somoza en 1976, avait insisté, à l’instar du rebelle Sandino dans les années 1920, pour que la guérilla élève le niveau culturel des paysans: «Il faut aussi leur apprendre à lire!», répétait-il. Peu après la prise du pouvoir du Front sandiniste en 1979, 60 000 brigadistes motivés vont se déployer sur tout le territoire avec une générosité sans failles. L’unité de base enseignante est l’escadron, qui groupe trente étudiants-enseignants et trois maîtres expérimentés. A la différence de Cuba, cette campagne se mène dans un esprit bon enfant. On voit des jeunes partir en musique sur des camions surchargés, l’un un perroquet sur l’épaule, l’autre une guitare et tous avec un bagage minimal pour plusieurs mois.
De nombreux Latino-américains solidaires participent sans grandes formalités. Beaucoup préparés dans leur pays selon la pédagogie de Paolo Freire, avec une méthode respectueuse de l’apprenant. Les chrétiens actifs dans la révolution sont là, enflammés par les idéaux de la théologie de la libération.
Le taux d’analphabétisme a chuté en quelques mois de 52% à 12%. Et que dire de la formidable énergie déployée par les jeunes filles et les femmes, très adéquates dans leur nouveau rôle d’éducatrices populaires? De retour chez elles, elles ont endossé un rôle précieux dans la construction du pays postrévolutionnaire, notamment au sein de l’Assemblée constituante de 1985. L’UNESCO a affirmé que l’alphabétisation réalisée par le Nicaragua devrait servir de modèle aux autres pays d’Amérique latine et dans le tiers-monde.
Ce qu’il y a de commun dans ces trois croisades pacifiques, c’est que la grande majorité des éducateurs sont revenus transfigurés par cette expérience, malgré les grandes privations. L’autre enseignement, c’est la criante irresponsabilité des oligarchies d’aujourd’hui, qui se satisfont, au Sud, de la croissante désertion scolaire, déjà à l’âge de 12-13 ans, et de la préférence donnée à l’école privée par rapport à l’enseignement public. Les couches populaires, ne pouvant en financer l’écolage, sont exclues de ces «boîtes à bac». L’école publique s’adresse à tous, mais, sans moyens ni salaires suffisants, la qualité y est moindre. Avec les inévitables «trois services»: les classes du matin, de l’après-midi et du soir, à choix, en raison du manque d’enseignants et de locaux.
Tandis que chez nous, malgré les moyens financiers disponibles, l’école publique est menacée dans sa qualité: les effectifs sont, sous le prétexte d’une cure d’austérité, revus à la hausse, alors que les instituts privés travaillent avec des classes de moins de 15 élèves.
Un énorme recul de part et d’autre, comparé aux réalisations égalitaires de 1917, 1959 et 1979.
* Ancien Municipal Gauche en mouvement, Renens (VD).
(1) Dont Le Courrier a repris une pleine page dans son édition du 8 décembre 2017.