Chroniques

Mort aux smartphones!

En coulisse

A Nouvel An, autour de minuit, le réseau WhatsApp était saturé.

Tous les heureux possesseurs de smartphones – à savoir une part non négligeable de la population mondiale dès 13 ans – tentaient d’appliquer avec frénésie le geste multi-quotidien qui pimente leur existence: l’envoi à autrui de messages, photos, cartes animées. Sans doute ont-ils brièvement souhaité une bonne année à celles ou ceux qui se trouvaient à leur côté avant de replonger dans ce qui constitue désormais la partie la plus importante de leur existence, l’existence différée, virtuelle, l’absurde nouvelle vie qui privilégie toute personne séparée par la géographie mais proche par la connectivité à la personne présente physiquement. Les absents et les présents du jour peuvent être parfaitement interchangeables, seule la présence virtuelle s’avérant déterminante. Du Ionesco pur jus qui serait risible si le phénomène ne touchait pas aussi massivement toutes les sphères de la société et ne s’était pas propagé avec une telle ampleur.

Prenez le train, le tram, le bus et regardez autour de vous: tous les passagers ont le nez rivé sur leur petit appareil mobile, les uns «tchatant», les autres faisant des jeux vidéo débiles; le phénomène est transgénérationnel, les post-quinquagénaires s’adonnant autant que les adolescents au partage de leurs photos ou faisant bouger des pastilles oranges électroniques sur leur écran, captivés par une partie qui semble suffisamment vitale pour les couper de toute perméabilité au monde extérieur, voisin, paysage, etc. Les zombies prolifèrent dans les transports publics, dans la rue, au bistrot, en famille, en voyage, au spectacle. Walking Dead puissance mille!

Combien d’entre nous ont-ils ou -elles passé une soirée de Noël ou de réveillon avec leurs enfants connectés les deux tiers du temps à leur smartphone dans un mutisme affligeant? Combien de moments au bistrot ou en soirée entre gens de même génération interrompus par l’émergence du signal électronique qui invite encore et toujours à consulter du contenu virtuel? Impossible pour le possesseur du smartphone de résister à l’attrait de la réponse immédiate, de partager à son tour un contenu électronique en rapport avec les messages reçus. Junkies décomplexés, les citoyen-ne-s du XXIe siècle se repaissent de leur triste dope avec une régularité métronomique et la sensation du cocaïnomane de tutoyer les sommets de l’excellence.

Cet engouement, au-delà de la simple addiction à l’objet, reflète aussi le besoin de montrer à autrui des bribes de son existence pour constituer indice après indice un portrait choisi et enjolivé de soi-même. La construction d’une identité virtuelle par fragments est le nouveau sport égocentré de l’humain moderne. Exit Séguéla et consorts, aujourd’hui chacun est son propre communiquant au service de la cause première de l’individu contemporain: soi-même.

Quant au niveau de culture, il s’appauvrit inéluctablement, en proportion du temps passé sur les machines infernales au lieu de lire. L’imaginaire, déjà mis à mal par l’ancien rouleau compresseur télévisé, disparaît de la conscience collective et individuelle. Maupassant s’inquiétait déjà de l’avancée du «progrès» à la fin du XIXe siècle et, redoutant la mort de la littérature fantastique sacrifiée sur l’autel de la productivité et du matérialisme capitaliste, écrivait: «Lentement, depuis vingt ans, le surnaturel est sorti de nos âmes. Il s’est évaporé comme s’évapore un parfum quand la bouteille est débouchée. En portant l’orifice aux narines et en aspirant longtemps, longtemps, on retrouve à peine une vague senteur. Dans vingt ans, la peur de l’irréel n’existera plus, même dans le peuple des champs. Il semble que la Création ait pris un autre aspect, une autre signification qu’autrefois. Tout est fini.» On n’ose imaginer son constat s’il avait vécu de nos jours…

Pendant que l’Homo occidentalis se retrouve volontairement enchaîné à son bracelet électronique ultrabranchouille à obsolescence programmée, en République «démocratique» du Congo, des milices éventrent des femmes, découpent des fœtus, massacrent des villages pour s’accaparer le coltan ou la cassitérite, les indispensables minerais permettant la fabrication de nos précieux sésames, au profit des sociétés internationales et de Kabila junior, le jeune dictateur soutenu par les Etats-Unis. La malédiction continue de peser sur les habitant-e-s de ce territoire richissime en matières premières qui excite depuis plus d’un siècle la convoitise des puissances régionales et internationales, des mercenaires et hommes d’affaires de tout poil, dont nous sommes tous complices par l’utilisation compulsive des gadgets électroniques. Les gouvernements des Etats-Unis et consorts ont tout intérêt à avoir des populations occidentales fractionnées, lobotomisées et des peuples du tiers monde à genoux. La mort africaine et la zombification occidentale unies dans une belle démonstration de mondialisation harmonieuse.

Bonne année!

* Auteur metteur en scène. Prochain spectacle: La Route du Levant, du 11 au 24 janvier, Théâtre national Wallonie-Bruxelles, www.theatrenational.be/fr/

Opinions Chroniques Dominique Ziegler

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lundi 8 janvier 2018

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