Chroniques

Le temps qui vient

Transitions

Ouf! On a passé le cap! Après la noirceur de novembre à l’approche de l’hiver, après un décembre grouillant de mille soucis organisationnels et consuméristes (les réjouissances attendues commencent en général par générer une anxiété brouillonne), nous voici avec quelque trois cent soixante jours tout neufs droit devant nous. La chaleur, la générosité, la tendresse ou l’emphase des vœux échangés nous aideront-elles à en faire bon usage? Nos bonnes résolutions rendront-elles le monde meilleur? Le temps qui s’en vient sera-t-il plus plein, plus consistant, moins obstrué par les difficultés et les drames que le temps qui s’en va? Comment faire pour que ce cadeau-temps ne s’enlise pas dans la routine? Pour éviter que les jours ne se piétinent les uns les autres comme on piétine les papiers de fête et les ficelles dorées qui traînent au sol quand les cadeaux ont été ouverts et qu’on est pressé de passer à autre chose?

Ces questions banales invitent à un léger détour méditatif autour de la notion de temps. Pas de la grande philosophie, non! Ni de la physique quantique. Juste se rappeler que le temps n’a pas qu’une valeur quantifiable en termes de secondes ou d’années, mais qu’il revêt aussi une dimension qualitative, celle du sens, de l’orientation, de la direction. Va-t-on vers quelque chose? Pas un jugement dernier ni une apocalypse, mais pas non plus un royaume des cieux ou un paradis. Il s’agit de s’approprier le temps, de s’ancrer avec lucidité dans la réalité, comme une volonté d’adhérer au monde, comme un acte de courage, comme un pied de nez au hasard, afin que surgisse une conscience collective de la nécessité d’agir. On voudrait que les statisticiens, dans une année, ne réduisent pas 2018 à la comptabilité habituelle des records (de chaleur, de tempêtes, de crimes, de millions gagnés et perdus, d’hectares de forêts partis en fumée, de migrants noyés et d’enfants morts dans les guerres), mais qu’ils annoncent qu’elle fut porteuse des prémices d’une révolution écologique et sociale, qu’elle fut celle qui fit barrage au chaos trumpien et à la régression nationaliste, au racisme, à l’indifférence, au mépris et au cynisme.

Des philosophes, autrefois, ont décrit le temps comme un processus linéaire et continu de dégradation, de déclin et d’inéluctable épuisement de l’énergie originelle. Chez les humains d’aujourd’hui, une telle vision peut conduire à l’abdication devant l’urgence d’un changement, et au choix de se recroqueviller dans la bancheur du quotidien. De nombreux auteurs, au contraire, ont fait du mouvement, de la dynamique et de l’anticipation l’essence même du temps: une voie ouverte vers la créativité et l’inventivité. Compte tenu du fait que le temps de l’Univers, qui se caractérise par la discontinuité et la relativité, nous échappe totalement, nous seuls pouvons donner du sens à notre perception de l’instant qui court vers le futur. Et pour se connecter à l’univers, il faut une «distension de l’âme humaine», selon les termes de Saint-Augustin, une dilatation de notre vision du temps pour l’élever à l’échelle du cosmos et intensifier notre présence au monde.

Il est vrai que parmi ceux qui sont nés du bon côté de la planète, certains préfèrent s’en remettre à la science. Ils accueillent avec gourmandise les promesses d’immortalité des chercheurs en biotechnologie, qui, grâce au perfectionnement minutieux de la mécanique humaine les feront entrer dans l’ère du «post-humanisme». Notre civilisation dépense beaucoup d’énergie pour allonger la vie, mais elle risque de ne créer que du temps statique, du temps-épargne, planqué dans une banque de cellules souches ou congelé dans des bains d’azote liquide à moins 196° C. Le paradoxe, c’est que les assoiffés d’éternité, qui aujourd’hui se lamentent d’être toujours pressés et de n’avoir le temps de rien, n’auront peut-être devant eux que du temps répétitif, le temps qu’on a perdu à essayer d’en gagner…

«Bonjour!» dit le Petit Prince. «Bonjour!» répondit le marchand. Il faisait le commerce de pilules très efficaces contre la soif. (…) «Pourquoi tu vends ça?» «C’est une grosse économie de temps» répondit le marchand. «Les experts ont fait des calculs: on gagne cinquante-trois minutes par semaine.» «Et qu’est-ce qu’on fait avec ces cinquante-trois minutes?» «On en fait ce qu’on veut.» «Si j’avais cinquante-trois minutes devant moi, dit le Petit Prince, je les utiliserais probablement pour courir à la fontaine…». A tout prendre, peut-être en resterons-nous au temps de l’horloge, celui du sablier, celui de la pendule du salon «qui dit oui, qui dit non, qui dit je vous attends», comme le chantait Brel. Cela ne nous empêchera pas d’attraper avec joie ces trois cent soixante jours, dont aucun ne mérite de passer inaperçu.

*Ancienne conseillère nationale.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary Transitions

Chronique liée

Transitions

lundi 8 janvier 2018

Connexion