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«Sans identité, je ne suis plus rien»

Une règle administrative vieille de cent ans continue de pénaliser en 2017 toute une frange de la population russe.
Russie

Il y a cent ans, dans la nuit du 6 au 7 novembre 1917, éclatait la révolution bolchévique connue universellement comme la révolution d’octobre. L’Oktiabrskaia revolioutsiia allait-elle balayer toutes les inégalités et iniquités du régime tsariste? Souvent, dans en périodes de troubles, le nouveau pouvoir en place prend la peine de conserver pour quelques temps partie de l’appareil répressif de l’ancien régime, ou, pour le moins, des mesures utiles à la surveillance de la population. C’est le cas de la propiska, ce tampon administratif qui perdure aujourd’hui encore en Russie.

L’histoire de Veronika, citoyenne russe, est exemplaire de la perversité de la propiska. Elle raconte: «A la gare pétersbourgeoise de Moskovsky, on m’a volé mon sac à main avec mes papiers, mon argent. La police, pour enregistrer ma plainte, voulait de l’argent. Sans le sou pour soudoyer les flics, je me suis retrouvée en un instant citoyenne sans existence administrative. Puis, je suis tombée enceinte. Le père n’a pu m’épouser sans ce papier. Pas d’accès non plus aux soins prénataux. Le jour de l’accouchement aux urgences – seul lieu hospitalier recevant une parturiente sans papiers – les médecins ont refusé d’enregistrer ma fille Olga. Idem pour la seconde, Nastia. Sans papiers, je n’existe pas, et elles non plus.»

Du verbe propisat’ – inscrire –, la propiska signifie «obtention d’un permis de résidence». La structure légale et sociale en Russie fait en sorte que la plupart des avantages sociaux dépendent dette inscription. Jusqu’en 1932, la propiska a un caractère plutôt informatif, mais à partir de cette date est introduit le système commun des passeports. La propiska change alors radicalement de profil. Elle participe au contrôle des populations des villes, des cités ouvrières et des cités nouvelles et favorise le repérage des éléments «criminels», «antisociaux» et des koulaks (paysans aisés), dont il s’agit de «purger» les lieux en vue d’affermir la dictature du prolétariat. A partir de ce moment-là, l’existence de l’individu, de la naissance à la mort, est soumise à un contrôle drastique et régie par un tampon administratif: la fameuse propiska.

A la chute du régime communiste, en 1991, la Fédération de Russie adopte un nouveau système d’enregistrement ayant trait aux droits des citoyens à se déplacer librement, au lieu de séjour et de résidence. Cependant, malgré cette loi, les autorités locales émettent leurs propres documents réglementaires qui limitent la possibilité d’enregistrement sur leurs territoires. Quand bien même ces décisions sont invalidées par le Tribunal Constitutionnel, la situation ne change pas dans les faits et l’application de la propiska se prolonge aujourd’hui encore, laissant des millions de citoyens russes sans-papiers dans leur propre pays.

Si, à l’époque soviétique, c’est la perte de la propiska qui était à l’origine de la perte du logement et donc de l’identité administrative, la situation s’est inversée en Russie postsoviétique: c’est la perte du logement qui entraîne la perte de la propiska. Le lien entre la perte de logement et la perte de la propiska conduit à remettre en cause la place de la personne dans l’espace social. En considérant la propiska comme un axe autour duquel gravitent toutes les structures sociales, juridiques et professionnelles, on peut comprendre pourquoi sa perte a un tel impact sur les trajectoires individuelles. Sans ce sésame, aucun droit. Très vite le sans-papier devient un sans-abri.

A Saint-Pétersbourg, ils et elles sont plus de 60 000 à n’avoir aucune existence légale et à devoir survivre dans des conditions exécrables. Ces citoyens de troisième zone subsistent dans la rue, des caves, des bâtiments à l’abandon, ils n’ont pas accès à l’eau potable, au chauffage, au travail, aux soins et à toute nourriture chaude. En hiver, ils n’ont pas d’autre choix que de crever de froid.

Face à ce constat, Nochlechka – «un toit pour la nuit» en russe – a vu le jour en 1991 à Saint-Pétersbourg. Pour cette ONG, «chacun en Russie a le droit de vivre dans la dignité et la sécurité, indépendamment de son statut administratif». Pour ce faire, Nochlechka mène depuis plus de vingt-cinq ans divers programmes orientés vers une réhabilitation administrative, sociale et psychologique des sans-papiers sans-abris. Elle défend leurs droits par des actions quotidiennes d’entraide (soins et nourriture de base, hébergement en hiver dans des tentes chauffées) et en luttant au niveau politique pour une modification du statut de ces citoyens russes apatrides. Des ONG européennes, parmi lesquelles Nochlechka Suisse Solidaire, soutiennent ce combat pour la défense des droits humains.
 

* Nochlechka Suisse Solidaire, www.suissesolidaire.org

Opinions Agora Pierre Jaccard Russie

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