Contrechamp

Retrouver le sens de l’écologie sociale

La problématique écologique est aujourd’hui phagocytée par les questions climatiques. Entre peur du futur et frustration, l’écologie ne fait plus rêver et semble guettée par la déliquescence. S’appuyant sur les travaux de l’anarchiste et pionnier de l’écologie politique Murray Bookchin, Vincent Gerber alerte sur la nécessité de«reconnecter l’écologie à son projet social».
FLICKR/CC/COMRADE KING Vincent Gerber: «Les problèmes et leurs solutions sont devenus des questions posées en termes techniques
Analyse

Que reste-t-il de l’écologie aujourd’hui? La question peut paraître étrange pour une problématique incontournable depuis deux décennies. Pourtant, la réalité est plus complexe que ce que le tapage médiatico-politique laisse paraître. Les questionnements autour de notre écosystème n’ont cessé d’évoluer et, avec eux, les types de réponses proposées. L’enjeu est important, car les réponses apportées déterminent également le type de société qui se dessine pour notre futur.

On assistait déjà depuis plusieurs années à une forte récupération du débat écologique par la droite politique – autant dans son aile libérale (le capitalisme vert, les marchés carbone, toutes les solutions qui associent l’écologie au marché et au consumérisme) que dans ses composantes plus conservatrices, voire nationalistes (les promoteurs d’une réduction de l’immigration et de la population globale). Mais récemment, avec la prise de conscience des enjeux climatiques, on assiste à un nouveau phénomène qui voit la lutte contre le réchauffement climatique englober et symboliser à elle seule la problématique écologique. Au détriment de tous les autres enjeux.

Depuis les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et l’intégration de la question climatique au sein des calendriers politiques internationaux, le mot «écologie» n’a plus tout à fait le même sens. Il parle moins de la pollution des sols et des eaux, de la qualité de l’air. Alors que l’attention s’est reportée sur les courbes de carbone et le changement climatique, l’écologie s’est muée en une peur du futur; alors que l’Etat martelait les besoins de réduction de la consommation d’énergie et de recyclage, l’écologie s’est transformée en frustration.

Dans les deux cas, la composante positive du mot a disparu. La mouvance écologiste s’est retrouvée écartée de la promotion d’un changement profond de société, destiné à la reconstruire sur des bases plus équilibrées, moins dominatrices et mortifères – pour l’être humain comme pour la nature. L’oppression ayant été intériorisée – nous sommes tous des pollueurs –, elle s’est retrouvée engagée, finalement, dans un combat contre elle-même. Le débat a dès lors pris des élans apocalyptiques, engageant l’humanité dans un contre-la-montre où le but serait de diminuer suffisamment nos émissions de gaz à effet de serre pour tomber sous le seuil d’un réchauffement global de 2 degrés. L’image utopique d’une vie meilleure ici et maintenant, avec des ressources à profusion et distribuée gratuitement à ceux qui en ont besoin s’est transformée en un portrait paralysant d’un avenir sans avenir.

Surtout, les questions scientifiques complexes sur le climat ont retiré les citoyens du débat, leur parlant un langage qui leur est étranger. Les problèmes et leurs solutions sont devenus des questions posées en termes techniques, et non sociaux ou sociétaux, qui mettent l’accent sur cette même technique pour être résolus. On a laissé le débat aux experts avec, face à eux, des citoyens futures victimes mais n’ayant pas leur mot à dire.1 value="1">Lire à ce titre Serge Pelletier, «Ecologie et anarchie, sortir de la confusion», in Le Monde Libertaire, N°1776, 21-27 mai 2015.

Réconcilier l’être humain avec ses aspirations

On s’en souvient à peine, mais l’écologie politique s’est formée dans les milieux contestataires, et même parfois révolutionnaires, ayant éclos durant les années 1960 et 1970. On se battait alors en son nom contre le nucléaire, contre les pesticides, contre l’extinction de certaines espèces, en fait contre passablement de dégâts et de pollutions environnementales qui touchaient de près les êtres vivants, détériorant leur santé comme leur avenir. Une lutte «contre» un monde présent mais aussi «pour» une vie meilleure. Une lutte pour les gens et en contact direct avec eux.

Pour l’anarchiste et pionnier de l’écologie politique Murray Bookchin (1921-2006), l’écologie s’inscrivait dans cette optique-là. Une optique sociale. Ce n’était pas une science qui devait se borner à rétablir les seuls équilibres naturels. Ce New-yorkais d’origine affirmait même qu’on ne pourrait jamais y parvenir sans mettre fin aux déséquilibres sociaux qui en sont le plus souvent la cause. Le but du mouvement écologique en devenait rien de moins qu’un projet politique et social capable de réconcilier l’être humain avec ses aspirations (c’est-à-dire permettre la recherche de l’épanouissement individuel et mettre fin à l’angoisse existentielle que crée la lutte quotidienne pour la survie), avec ses congénères (abolition de la domination, de la lutte des uns contre les autres) et avec son habitat (sortie de l’industrialisation du monde, du productivisme de masse par un développement fait dans le respect de la nature, placée avant le profit). «[…] [L]’énergie solaire, l’éolien, l’agriculture biologique, une vision holistique de la santé et la ‘simplicité volontaire’, écrivait-il, ne modifieront que très peu le déséquilibre béant avec la nature s’ils n’affectent pas la famille patriarcale, les multinationales, la structure bureaucratique et politique centralisée, le système de propriété et enfin la rationalité technocratique prédominante.»2 value="2">Murray Bookchin, «Open Letter to the Ecological Movement», in Toward an Ecological Society, éd. Black Rose Books, 1980, 1991, p. 78.

Les propositions de l’écologie sociale participent de cette écologie «d’en bas» – portée également et à leur façon par les décroissants, les écoféministes, les écosocialistes, les écoanarchistes et d’autres composantes d’une mouvance plurielle qu’on appellera «écologie radicale», pour faire simple – qui envisage un projet de société plus égalitaire, plus moral et finalement plus humain. Elle est sociale car elle traite des gens, pas des ressources, aussi naturelles soient-elles, et s’intéresse à tout ce qui les entoure. Il est trop réducteur de limiter l’écologie à l’optique d’une réduction de nos émissions carbone afin de contenir le réchauffement climatique. Nous devons au contraire questionner toutes nos relations sociales, qu’elles soient privées ou institutionnalisées.

Une autre politique

Le mouvement écologiste doit amener chacun-e à se pencher sur l’ensemble de ce qui constitue nos relations. Comme le disait Bookchin, «les questions liées au genre, à l’âge, à l’oppression ethnique, à la ‘crise de l’énergie’, au pouvoir des grandes sociétés, à la médecine conventionnelle, à la manipulation bureaucratique, à la conscription, au militarisme, à la dévastation urbaine et au centralisme politique ne peuvent être séparées des questions écologiques.»3 value="3">Ibid., p. 82. L’équilibre avec la nature ne pourra en effet se (re)trouver sans changer profondément les structures mentales et institutionnelles de notre monde contemporain. L’enjeu est bien: «Changer le système, pas le climat». Un slogan qui doit demeurer au cœur du mouvement écologiste, s’il veut éviter la déliquescence.

Si le constat est fait du contact direct de la lutte écologique avec les problématiques de société plus larges, ce volet social sur lequel Bookchin – et d’autres – ont mis l’accent s’est dilué, voire éteint. Aujourd’hui, il est nécessaire de le faire renaître. De reconnecter l’écologie à son projet social, celui qui nous concerne et nous touche directement.

Dans son développement d’une politique alternative, Murray Bookchin a pris le parti d’œuvrer, pour ne pas dire lutter, à l’intérieur même du système. Il prévoit d’agir sur son lieu de vie, dans son quartier, sa commune et de chercher à en faire des espaces de plus de liberté et d’autonomie. Il s’agit de devenir acteur de sa vie au lieu de la subir passivement et de la voir contrôlée par d’autres. Plutôt que de s’attaquer aux seules conséquences négatives du capitalisme, il préconise de viser la source du problème: la domination et la concentration du pouvoir.

Cette posture l’a amené à reconsidérer complètement notre système politique. Guidée par les principes écologistes et libertaires, l’écologie sociale appelle à la création de communes libres, gérées en démocratie directe et liées entre elles sous la forme d’une confédération souple. Elle entend développer la démocratie directe pour permettre une décentralisation du pouvoir – ce pouvoir de peser sur les décisions, aujourd’hui détenu par les grandes instances politiques et les multinationales – et permettre une prise en compte des besoins de chacun, nature comprise.

Aujourd’hui, l’incapacité du mouvement écologiste moderne à tenir ses promesses en termes de qualité de vie et de résolution de la crise climatique presse le besoin d’un changement radical de notre manière de penser la société. Il faut sortir l’écologie de son traitement scientifique, technocratique, pour la repenser en termes sociaux. Parler des personnes, des atteintes à la qualité de la nature et de nos vies, plus que des chaleurs record ou des émissions carbone. Se rappeler que nous sommes les premiers touchés et que nous avons tous un rôle à jouer, au lieu de faire de nous des victimes passives face à des tractations politiques qui nous dépassent. «Tragiquement, ces millions de personnes ont abandonné leur pouvoir social, et en fait leur personnalité même, à des politiciens et bureaucrates qui vivent dans un engrenage d’obéissance et de commande dans lequel ils aspirent généralement à jouer un rôle subalterne. […] Demander à ces gens sans pouvoir de reconquérir ce pouvoir sur leurs vies est même plus important que d’ajouter un collecteur solaire complexe, souvent incompréhensible et coûteux sur leurs maisons.»4 value="4">Ibid., p. 81. Voilà l’enjeu qui se présente à nous aujourd’hui.

Notes[+]

* Vincent Gerber est l'auteur du livre Murray Bookchin et l’écologie sociale, Ed. Ecosociété, 2013.

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