À l’époque, la datcha n’était pas encore abandonnée. Le bleu qui recouvrait le bois de la petite maison n’était pas écaillé, les tapis pendus aux murs ne s’étaient pas encore décomposés et les hautes herbes ne dissimulaient pas les ornements blancs des fenêtres. La datcha se tenait près de la forêt et il n’était pas rare qu’une fois qu’on avait désherbé le potager ou ramassé les baies, on s’installât à la lisière de la forêt à une table de plastique pour boire un verre de liqueur de miel aux épices.

C’est là qu’un soir, il s’était mis à parler, le visage seulement éclairé par la lampe à pétrole assiégée par les insectes. Nous l’écoutions dans la pénombre, l’esprit comme toujours un peu alangui par les heures passées le dos courbé et les mains dans la terre. Palpant son fusil qui reposait sur ses cuisses, il commença par évoquer la saison de la chasse qui venait de se terminer, le nombre d’élans abattus, de sangliers, de cerfs. La région était moins giboyeuse que par le passé, se plaignait-il. Aujourd’hui, le chasseur n’avait plus le droit à l’erreur, il devait être une fine gâchette. Puis il évoqua le sort des grands prédateurs. Quelques ours erraient encore dans la région, mais cela faisait des lustres qu’il n'en avait plus croisés, comme s’ils avaient pressenti une menace. Et alors que la nuée d’insectes se faisait toujours plus dense autour de la lampe, il rappela le sort du loup qui avait longtemps rôdé dans ces bois et qui semblait avoir déserté les lieux. Enfin, il conclut en annonçant la disparition prochaine du plus puissant d’entre les prédateurs, l'Homme.

Sur ces mots, les insectes s’envolèrent en un seul coup d’ailes. La flamme de la lampe vacilla et s’éteignit. On entendit alors résonner, montant du creux de la forêt, les foulées paniquées des bêtes débusquées par une force invisible. Au-dessus de nous, le ciel s’était irradié de rouge. On se mit à courir sans but, aveuglés. BP et MH