Chroniques

Adrian prend son envol

Une lectrice commande un texte pour son fils trisomique de 27 ans qui emménage seul pour la première fois.

Depuis qu’il a emménagé, Adrian aime se poster à la fenêtre de son appartement du sixième étage. Le moment de la journée qu’il préfère, c’est le crépuscule, lorsqu’en bas les passants se pressent dans la rue, les voitures klaxonnent dans le parking d'en face et les lumières s’allument une à une sur les façades de la ville.

La bretelle de ses jumelles soigneusement passée autour de son cou, Adrian ouvre grand la fenêtre et, les deux coudes appuyés sur le rebord, il explore la vie de la ville. Au début, il ne voit dans les jumelles que ses propres cils, énormes. Alors il presse les oculaires tout contre ses yeux, fronce les sourcils et ce qu’il aperçoit est grandiose : Adrian grimpe le long des arrêtes des immeubles, longe les toits, redescend par les branches des arbres, se cramponne à une moto qui pétarade puis disparaît au carrefour, le clignotant orange flamboyant dans la nuit à venir.

Mais à force de se concentrer, les mains d'Adrian sont prises d’un tremblement. Dans les jumelles, l’image vibre et cela lui fait mal aux yeux. Ou peut-être est-ce l’émotion que lui procurent ces mots qu’il se répète sans cesse : je vis seul ! j’ai vingt-sept ans et je vis seul ! je suis indépendant ! Et aussi toutes ces consignes qu’on lui répète en boucle ces derniers jours : ne pas oublier d’éteindre les plaques de cuisson, fermer la porte en partant, toujours garder la clé de l’appartement dans sa poche, le téléphone aussi et tout de suite appeler le premier numéro enregistré si ça ne va pas, s’il perd prise, quand toute cette indépendance soudain fait peur.

Tremblotant, Adrian abandonne son poste. Il ferme la fenêtre et range les jumelles. Et il allume la lumière. Le sol de la pièce aux murs blancs est jonché d’une myriade de craies Néocolor, jaune, vert, bleu, orange, violet. Adrian en attrape une et se met à couvrir la toile de formes ovales. Puis il trempe son doigt dans un verre d’eau et étire la couleur. Et là, soudain, il ne tremble plus. BP

Opinions Chroniques collectif d’auteurs Caractères mobiles

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Chroniques de Montricher

lundi 17 juillet 2017
Dans le cadre d’une résidence d’été à la Fondation Michalski, le collectif d’auteurs Caractères mobiles écrit des textes littéraires sur commande pour vous, lectrices et lecteurs du Courrier, sur...

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