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Drogues et politiques

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Un cannabis à faible taux de THC, mais riche en CBD (substance qui n’a pas d’effet psychotrope), est mis en vente libre dans les kiosques de Suisse. D’emblée, les autorités de police ont réagi en soulignant la difficulté de distinguer cette herbe légale de celle qui est prohibée. La politique en matière de drogue fait à nouveau débat, alors qu’il est de plus en plus largement reconnu que l’interdiction totale pratiquée à large échelle est un échec cuisant. Elle n’a permis d’éradiquer ni la production, ni le trafic, ni la consommation.
 
Son origine remonte au début du XXe siècle. En 1906, l’évêque épiscopal étasunien Charles H. Brent lance une croisade morale mondiale contre l’opium, rapidement soutenue par le président Théodore Roosevelt. Son combat se concrétise en 1912 par la Convention internationale de La Haye qui pose les bases d’une politique de répression de l’usage non thérapeutique de certains stupéfiants. A peine créée, la Société des Nations abrite les discussions internationales sur ce thème, mission qui sera poursuivie par l’ONU au sein de sa Commission des stupéfiants, dont les objectifs restent la prohibition par l’éradication de la production et la lutte contre le trafic.
 
En ratifiant la convention de La Haye, la Suisse inscrit ces principes dans sa première loi fédérale sur les stupéfiants de 1924. La consommation de drogues n’est alors pas d’un usage courant et le texte vise surtout le marché international.
 
Dès la fin des années 1960, les stupéfiants reviennent sur la scène médiatique et politique, parce que leurs usages sociaux se sont modifiés. La consommation récréative se répand et symbolise une forme d’évasion et de rupture vis-à-vis de la société de consommation des Trente Glorieuses. Ces modifications dans les pratiques sociales sont rapidement suivies d’un renforcement de la répression. Aux Etats-Unis, Richard Nixon lance la «war on drugs», qui provoque un emprisonnement massif des populations afro-américaines et des violences contre les régions productrices.
 
De leur côté et suivant la tendance internationale, les autorités suisses réitèrent et renforcent l’interdiction en ciblant la consommation. Ce faisant, elles sanctionnent (en le renvoyant dans l’illégalité) un mode de vie qui refuse la rationalité et la productivité comme valeurs centrales. Les consommateurs et consommatrices sont assimilé-e-s à des personnes irresponsables, peu industrieuses, qu’il faut remettre dans le droit chemin. L’usage des psychotropes est prohibé, car il procure un plaisir considéré comme immoral, en rupture avec la culture dominante pour laquelle n’est admise que la jouissance produite par un dur labeur ou une extase religieuse. Les autorités considèrent également que la consommation de drogues engendre une perte de contrôle qui peut mener au crime. Elles opèrent alors une distinction entre les drogues dites dangereuses (héroïne, cocaïnes, cannabis, etc.) qui doivent être prohibées et celles dont l’usage n’est pas interdit comme le tabac et l’alcool. La loi fédérale sur les stupéfiants dans sa version de 1975 se fonde sur trois principes: punir, guérir et prévenir.
 
Mais, dès les années 1980, l’arrivée du sida oblige les autorités à changer leur politique face au risque de contagion. Le sida se transmet lors du partage des seringues et il existe un risque sérieux que la propagation s’étende à la population générale à travers la prostitution. Or, il est difficile de mener des actions de prévention dans un contexte de prohibition, car les personnes ciblées se méfient des structures sanitaires et craignent de subir la répression. Le champ médical et du travail social exhortent alors les autorités à renouveler leur politique et à la fonder sur un quatrième pilier: l’aide à la survie ou l’accompagnement des consommateur/trice-s. En 1999, l’initiative sur la distribution d’héroïne sous contrôle médical est acceptée, inaugurant une brèche dans la logique de prohibition.
 
Face au constat de l’échec de la répression, même des Etats d’Amérique du Nord ont promu des politiques plus tolérantes, en autorisant la consommation récréative du cannabis, à l’instar de la Californie en novembre dernier. Réunissant des personnes impliquées dans ce domaine, la Commission mondiale sur la politique des drogues cherche également des voies alternatives. Mais l’idée de rompre avec la prohibition et l’abstinence est toujours inacceptable pour la majorité des membres de la Commission des stupéfiants de l’ONU. Quelle tendance suivront les autorités helvétiques?

* Historienne.

A lire: Daniel Kübler, Politique de la drogue dans les villes suisses, entre ordre et santé, Paris, 2000.
Pierre-Arnaud Chouvy, «La guerre contre la drogue: bilan d’un échec», 2015, La Vie des idées, http://bit.ly/1yg5iK6
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