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Salades volantes

Pierre Rimbert ironise sur le traitement médiatique d’une récente pénurie de laitue au Royaume Uni.
Mondialisation

Panique à Londres: au début du mois de février, plusieurs chaînes de supermarchés rationnaient les laitues iceberg, une variété aux feuilles fermes et croquantes dont les Britanniques raffolent. «Nous limitons les achats à trois par personne», indiquait un panneau laconique posé sur les rayons de l’enseigne Tesco. «Hier, sur le site de petites annonces Gumtree, un homme vendait pour 50 livres sterling un carton de laitues qui en coûte normalement 5», s’alarmait le Telegraph (3 février 2017) dans un article au titre évoquant les heures sombres du Blitz: «Apparition d’un marché noir de la laitue dans un contexte de pénurie nationale de salades».

A quoi tient cette crise, qui touche aussi brocolis et courgettes? Aux caprices combinés du libre-échange et de la météo. En cette saison où abondent panais et carottes cultivés au Royaume-Uni, les grandes surfaces ont habitué leur clientèle à consommer des salades issues de l’agriculture intensive provenant de la région de Murcie, en Espagne, ou encore d’Italie. Mais cette année, des pluies diluviennes doublées d’une vague de froid ont affecté la production sud-européenne, entraînant ces restrictions sur les étals londoniens. Qu’à cela ne tienne, les supermarchés achèteront des salades là où le soleil brille.

Pour le Financial Times, cette épreuve offre l’occasion d’un éditorial pédagogique: «La disparition de la laitue montre ce qu’il y a de bon dans la mondialisation» (10 février). «Il peut sembler désinvolte de la part des Britanniques d’exiger une variété de légumes – et plus encore des fruits tropicaux et des roses – en février, explique le quotidien de la City. Mais les industries horticoles est-africaines contribuent puissamment à réduire la pauvreté. Et, sachant que les cultures en extérieur près de l’équateur diminuent le recours aux serres chauffées en Europe, le secteur pourrait même réduire ses émissions nettes de carbone.» Comme souvent en matière de libre-échange, la théorie fonctionne à merveille – jusqu’à sa mise en pratique.

Dans le cas des salades, «il n’a fallu que quelques jours pour qu’un réapprovisionnement de laitues iceberg nous arrive des Etats-Unis», triomphe le Financial Times, sans plus de précisions. Mais à y bien réfléchir, comment ces salades de secours traversent-elles l’Atlantique sans se changer en chiffes molles? Elles voyagent par avion. «Les laitues proviennent du nord du Mexique ou de l’Arizona et transitent par les aéroports de Los Angeles ou de Seattle à destination de Londres-Heathrow», détaille M. Joe LeBeau, vice-président pour l’Amérique du Nord du transporteur aérien IAG Cargo1 value="1">Cité par Will Waters, «Lettuces flying into the shelves», Lloyds Loading List, Londres, 9 février 2017.. Ce périple de 9000 km entre le site de production et le lieu de consommation implique une orgie de kérosène. Selon un rapport publié en 2007, le transport intercontinental aérien émet en moyenne 8,5 kilos de dioxyde de carbone (CO2) par kilo de marchandise transportée (la culture de laitues en serre chauffée, elle, relâche en moyenne 1,25 kilo de gaz carbonique par kilo produit)2 value="2">«Airfreight transport of fresh fruit and vegetables. A review of the environmental impact and policy option», International Trade Centre, Genève, 2007.. En somme, le paradis écologique mondialisé du Financial Times se traduit dans les faits par un désastre climatique. Car la théorie libérale admet toutes les hypothèses, sauf une: manger des légumes de saison.

Notes[+]

* Paru dans Le Monde diplomatique de mars 2017.

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