«Comment je suis devenu un apprenti clandestin»
La vie est un art complexe, elle nous réserve plein de surprises, parfois bonnes, parfois mauvaises. Même dans une vie calme, des perturbations viennent bousculer le quotidien et, souvent, un élément pose problème, vient ralentir, voire inverser le cours des choses. Très souvent, le dérangement est bénin: une panne de moteur nécessite l’intervention d’un mécanicien. Parfois, il s’agit d’un trouble qui nécessite un peu de réflexion, tel le choix d’un métier.
Ce que j’ai vécu ces dernières années est un vrai dérèglement, un tsunami qui a fait vaciller mes repères: je pense qu’il faudrait tirer sur chaque poil de la barbe afin d’arriver à une solution adaptable à la situation d’exclusion de la vie courante telle qu’elle est vécue par les NEM [requérants d’asile pour lesquels la Suisse n’est pas entrée en matière] pour trouver une solution adéquate à chaque problème, tout en respectant les lois et les règles en vigueur. Jamais je n’aurais pensé que, dans un pays de droit tel que la Suisse, j’allais me retrouver dans une telle situation de détresse.
En arrivant en Suisse, j’étais soulagé: enfin ma vie allait reprendre son cours, certes dérivée de mes premiers projets, mais je pensais pouvoir continuer à me battre dans une société, y apporter mes compétences et bénéficier d’une situation de paix. […] Assez rapidement, j’ai reçu un courrier de l’ODM1 value="1">Ancien Office fédéral des migrations, devenu le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) en janvier 2015, ndlr., qui précisait que ma demande était rejetée et que j’étais expulsable: dès lors, comment suis-je devenu un apprenti clandestin? […]
De chez moi
Je viens de Guinée-Conakry: j’y ai vécu jusqu’en 2012. J’avais une vie, une famille, des espoirs universitaires. J’ai dû quitter tout cela, ma mère l’a voulu ainsi, estimant ma vie en danger. […] Depuis la prise du pouvoir par le Conseil national pour la démocratie et le développement (CNDD)2 value="2">Nom officiel de la junte militaire au pouvoir en Guinée-Conakry de décembre 2008 à décembre 2010, ndlr., le pays a connu les troubles les plus importants de son histoire. […]
Nous étions très nombreux à partir au stade le 28 septembre 2009.3 value="3">Le 28 septembre 2009, la junte au pouvoir réprimait dans un bain de sang un meeting pacifique de l’opposition organisé dans un stade de la capitale. Au bilan: 157 manifestants tués, 109 femmes violées, quelque 1200 blessés et de nombreux manifestants portés disparus, selon les organisations des droits de l’homme. Dans son rapport publié en décembre 2009, la Commission d’enquête des Nations unies a dénoncé un «crime contre l’humanité», ndlr. Les militaires et gendarmes ont laissé le stade se remplir, mais tous n’arrivaient pas à entrer tellement nous étions nombreux. Au moment des discours des politiciens, les militaires ont commencé à tirer de partout: ils ont fermé les issues puis ils ont pénétré dans le stade et ils ont commencé à tirer sur la foule et à capturer sans distinction hommes et femmes. J’ai essayé de me cacher dans les vestiaires sportifs, mais j’ai compris que je n’avais aucune chance de survivre, alors je me suis dirigé vers les balcons. J’espérais profiter de la couverture de quelques hommes politiques qui y étaient et de sortir sain et sauf, mais tel n’as pas été le cas.
Assez rapidement, des militaires nous cernèrent, puis commencèrent à nous rouer de coups de matraque, de coups de fusils, de baïonnettes. Je ne savais plus quoi faire pour ma survie, alors j’ai sauté par-dessus le mur du stade. Puis je me suis dirigé vers la sortie où les militaires nous attendaient avec des fourgons. Nous n’avions aucune chance de sortir sans être aperçus tellement ils étaient nombreux. J’ai cru qu’on était sur un champ de bataille. Ils nous ont capturés puis transportés au camp Alpha Yaya Diallo, où j’ai passé deux semaines dans une geôle. Heureusement que j’avais pu cacher mon téléphone portable avant ma capture. […]
Après les élections de 2010, la tension a augmenté entre les deux ethnies [Malinké et Peuls] qui avaient les représentants les plus influents pendant et après les élections présidentielles de 2010.4 value="4"> La communauté malinké, soutenant le Rassemblement du peuple de Guinée (RPG), parti du président Alpha Condé, et la communauté peule, proche du principal parti d’opposition, l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG) de Cellou Dalein Diallo, ndlr. Les Peuls avaient obtenu la majorité des votes au premier tour des élections, puis 43% au second tour. Les Malinké, eux, qui avaient remporté au premier tour 18% des voix, ont augmenté leur score à 53% au deuxième tour. Après l’élection d’Alpha Condé, ses partisans se permettaient n’importe quoi pour s’attaquer aux militants et sympathisants du parti perdant, dont je faisais partie (je suis Peul).
Un soir que j’étais sorti m’acheter à manger dans mon quartier, j’ai aperçu un groupe de personnes se dirigeant vers moi. Ils ont commencé à me frapper de tous les côtés avec tout ce qui pouvait leur servir d’arme. J’ai essayé de me défendre, mais ils étaient une quinzaine et je ne pouvais que protéger ma tête avant de perdre connaissance. A cette période, je faisais partie du bureau lié aux organisations des manifestations de l’UFDG (Union des forces démocratiques de Guinée), j’étais donc dans la ligne de mire du chef de quartier et des partisans du RPG (Rassemblement du peuple de Guinée). […]
Ici en Suisse
Le 15 février 2014, j’ai reçu le courrier signifiant mon expulsion de Suisse. Le lendemain, je me suis rendu au service d’aide juridique aux exilés (SAJE), où j’ai eu un entretien avec une juriste. Ce jour-là, j’ai vu dans son regard que, quoi que je fasse, je ne pourrais changer l’objet de la décision. […] Heureusement, j’ai pu rester dans un centre et, surtout, j’ai pu obtenir du soutien pour poursuivre mon apprentissage. Si tel n’avait pas été le cas, je ne sais pas ce que je serais devenu. Se retrouver seul face à un Etat n’est pas simple: peut-être aurais-je eu une ou deux victoires, mais les obstacles sont tellement grands qu’en fait on se retrouve dans une situation que j’estime injuste jusqu’au jour où la police arrive un matin tôt et vous emmène à l’aéroport. En attendant, on n’a aucun droit sauf celui de décider de partir. Sinon, rien: aucun moyen matériel pour vivre dignement. On se retrouve enfermé dans un système qui casse, broie. Je me suis intéressé à ce qui se passait autour de moi. […]
Depuis quelque temps, pour préparer ce travail [l’auteur fait référence au mémoire qu’il doit rédiger], j’ai lu quelques livres qui m’ont fait prendre conscience qu’un requérant arrive en Suisse rempli d’espoir, mais qu’en fait son parcours n’est qu’une lente désocialisation. […] Les impossibilités se succèdent (ouvrir un compte à son nom, avoir un téléphone à son nom, payer à crédit et j’en passe). «Le statut provisoire fragilise, fait vivre en marge de la société; il est impossible de se projeter malgré la meilleure volonté du monde», relevait Djemââ Chraiti dans Le Courrier le 8 octobre 2015 [à propos des détenteurs d’un permis F]. Et eux, ils ont l’espoir des rester en Suisse. Que dire des NEM?… Comme papier d’identité, le NEM n’a qu’une attestation précisant qu’il est là illégalement, sans même une photo. […]
Combat de survie
En revisitant mon parcours, je me rends compte combien je suis infantilisé, appelé à obéir à des règlements que je ne comprends pas. Ce n’est pas que je les refuse; simplement, je ne comprends pas la logique et la cohérence qui les animent. Ce qui augmente mon ressenti d’injustice, alimente ma révolte. En devenant un requérant de seconde zone, je deviens forcément un citoyen de seconde zone, presque un pestiféré, un gars à éviter, un sous-humain. Mes paroles peuvent paraître violentes, elles ne sont que le reflet de ce que je vis quotidiennement. Par exemple, mon salaire d’apprenti est versé directement à l’EVAM (Etablissement vaudois d’accueil des migrants). Certes, l’EVAM me loge, mais il ne me donne que l’aide d’urgence, soit 9,50 francs par jour pour mes besoins «d’urgence», qui couvrent mon alimentation, mes produits d’hygiène et de nettoyage. Je dois toujours me battre pour obtenir que les trajets, obligatoires pour mon travail d’apprenti, soient payés. […]
Mais un NEM ne se plaint pas. Il attend avec crainte soit la police soit une lettre qui sonnera le glas définitif de son espoir brisé. Un NEM se rend régulièrement au SPOP (Service de la population vaudois) où son attestation est renouvelée pour un jour, deux jours, une semaine, un mois… Sans très bien comprendre la logique qui régit le temps. […]
Cette permanence de l’incertitude trouble les nuits, agite les esprits, bouscule un quotidien déjà bien compliqué. Mon avenir n’est qu’incomplètement entre mes mains, je suis dépossédé d’une partie de moi. L’impression d’être un petit, insignifiant pion dans un jeu qui me dépasse. De quoi sera faite ma vie? «Le destin n’est pas une vieille pute capricieuse. C’est un fonctionnaire consciencieux, un sourd muet cravaté qui chaque matin fonce tête baissée à son bureau»5 value="5">Debray R., Les Masques, Gallimard 1987, p. 238 in Mabanckou A., Le Sanglot de l’Homme noir, Fayard 2012, p. 40, cité par l’auteur..
«Pouvoir vivre ma vie sans crainte»
Ce temps suspendu est difficile à expliquer, à vivre, à dépasser. Je m’obstine dans mon travail, dans mes cours, mais sans arrêt une petite voix crie en moi, me ramène à mon corps défendant dans cet espèce de terrain miné qui empêche de se projeter, d’espérer un futur. C’est compliqué quand il faut apprendre, se concentrer, rester souriant et agréable. C’est difficile quand il faut être normal alors que la situation est tellement anormale. Cette tension entre une vie clandestine, très peu connue par mes collègues de chantier, ma vie intérieure et une pseudo-vie sociale me fatigue, m’épuise à certains moments. A quoi employer mes vacances quand le temps peut s’arrêter au bas d’une lettre, l’argent inexistant? Que faire des week-ends interminables mais que je voudrais plus longs?… Le temps de l’espoir, le temps de l’attente. C’est douloureux, intensément douloureux. […]
«Chacun devrait pouvoir inclure dans ce qu’il estime être son identité une composante nouvelle, appelée à prendre de plus en plus d’importance au cours du nouveau siècle, du nouveau millénaire: le sentiment d’appartenir aussi à l’aventure humaine»6 value="6">Maalouf A., Les Identités meurtrières, Grasset, 1998, p. 188 in Mabanckou A., Le Sanglot de l’Homme noir, Fayard 2012, p .50, cité par l’auteur.. Personnellement, je ne demande pas un millénaire, pas même un siècle. Je demande juste de pouvoir vivre ma vie sans crainte, de participer à cette société suisse qui me ferme la porte et qui fait tout, administrativement, pour que je parte. Heureusement qu’il existe des îlots d’humanité qui me permettent de prendre le temps donné avec reconnaissance, et de participer, si peu, à cette aventure humaine. […]
Longuement, j’ai hésité pour savoir comment terminer un texte qui relate une page d’un livre dont personne, et moi en premier, personne ne connaît la fin. Dans ce cas, je préfère céder la plume à Cheikh Charles Sow7 value="7">Sow C.C., «Les bœufs pleurent bien», in J. Chevrier, Anthologie africaine, Hatier International, 2002, p. 230, cité par l’auteur.:
«Un jeune berger que Yoro ne connaissait pas monta soudain sur le tuyau. Comme un dieu inconnu et nocturne, il dominait tout, hommes, bêtes, paysage désolé et il parla:
'Cette eau-là, qui coule sous mes pieds, est une eau de notre terre. L’eau n’a jamais appartenu à personne d’autre qu’au Bélier céleste. Cette eau va en ville où il suffit d’ouvrir un robinet pour en boire, se baigner et même la gaspiller à arroser des fleurs inutiles ou à laver des voitures où nous ne monterons jamais. Nous ne pouvons, nous, laisser mourir de soif, laisser crever nos pauvres bêtes alors que cette eau provocante nous passe sous le nez. Je sais le risque que nous courons devant les autorités, mais devons-nous nous laisser périr? Je propose que nous prenions notre part légitime de toute cette eau!’»
Je me sens comme ce troupeau: je sais où est l’eau, mais je me heurte à une barrière administrative. Saurais-je la dépasser?
Notes
* Les extraits du mémoire de Ibrahima Barry publiés dans cette page ont été proposés par Anne-Catherine Menétrey-Savary, qui suit le cas dans le cadre de son engagement auprès des requérants d’asile.