On nous écrit

Quo vadis, Le Courrier?

Romain Felli se montre très critique vis-à-vis d’un éditorial consacré à la chute d’Alep. Réponse de Benito Perez.
Réaction

Un quotidien comme Le Courrier est une nécessité. Son engagement constant auprès des mouvements sociaux, des syndicats et des partis qui luttent pour la justice sociale, l’égalité et la liberté réchauffe le cœur et nous fournit un point de repère salutaire. L’époque dans laquelle nous semblons entrer se nourrit de décennies de néolibéralisme, et de montée de la droite autoritaire. Les mouvements nationalistes, racistes, sexistes ont repris du poil de la bête – et les victoires institutionnelles de la gauche ont été maigres, parfois illusoires.

Disposer d’une presse de qualité, à gauche, est un atout considérable pour nourrir le débat démocratique et la connaissance du monde nécessaire à tout mouvement progressiste. Et c’est ce rôle que joue, à son échelle, Le Courrier – un rôle qu’il doit absolument continuer à tenir. Le Courrier s’est toujours distingué par sa sensibilité pour les luttes de celles et ceux qui cherchent à exprimer leur dignité d’êtres humains – contre toutes les oppressions, celles du patriarcat, du capitalisme, du racisme ou de régimes politiques dictatoriaux (je ne m’attarde pas ici sur l’hommage proposé dans Le Courrier à Fidel Castro – un homme qui a gouverné de manière autoritaire un pays pendant près de cinquante ans…). Nous savons que les difficultés de financement de la presse écrite, la dégradation des conditions de travail des journalistes, la concentration des médias dans quelques groupes capitalistes, les attaques contre la liberté de la presse rendent cette tâche difficile – et d’autant plus nécessaire.

Je suis ainsi particulièrement déçu de lire l’éditorial du Courrier du 13 décembre 2016 («Les défaites d’Alep») qui, à la manière d’un Ponce Pilate moderne, renvoie dos à dos les différentes parties du conflit. Il commence ainsi: «Chute ou libération d’Alep? La disparition imminente des dernières poches de résistance à l’armée syrienne ne mérite aucune de ces appellations, tant les belligérants sont à associer dans le crime contre l’humanité qui est perpétré depuis des mois dans la seconde ville de Syrie.»

Ai-je bien lu? Le Courrier est-il en train de poser une équivalence entre quelques milliers de rebelles (qui ont aussi commis des crimes, et dont une minorité étaient des islamistes radicaux, mais dont une partie substantielle constituait la dernière expression existante de la révolution de 2011)1>Voir l’analyse détaillée faite par un autre chroniqueur du Courrier, Joseph Daher, «La chute d’Alep Est: nos destins sont liés…», Contretemps, 23 décembre 2016: http://www.contretemps.eu/daher-revolution-syrie-alep/, et des forces progouvernementales, en majorité constitués d’Irakiens, Libanais et Afghans encadrés par le Hezbollah et l’Iran, appuyées massivement par les bombardements aériens de la deuxième armée du monde (la Russie)?
Un peu plus loin: «[Les Occidentaux] ne sont même plus en mesure de convaincre leurs anciens alliés d’abandonner la ville pour éviter le bain de sang.». Ai-je bien lu? Ce sont ceux qui refusent d’abandonner la ville qui sont responsables du bain de sang? Pas la répression de la dictature d’el-Assad ou les bombardements aériens russes?

Puis: «Elle est aussi la défaite morale de la Russie. Sa supériorité militaire conférait à Vladimir Poutine la responsabilité de rendre l’offensive la moins meurtrière possible. Il a préféré, au nom de l’efficacité, rééditer le pilonnage de Grozny. Pour l’exemple.» De quelle «morale» parle-t-on ? De quelle «responsabilité»? Pourquoi l’éditorialiste du Courrier ne s’interroge-t-il pas sur la présence même de la Russie dans cette offensive? Imagine-t-on une seule seconde, dans un autre contexte, Le Courrier écrire que «la supériorité militaire des Américains leur conférait la responsabilité de rendre l’offensive la moins meurtrière possible»? Non. Pourquoi ce qui serait risible en parlant de l’impérialisme américain ne le serait-il pas en parlant de l’impérialisme russe?
Mais la clé de l’affaire est ici: «Défaite enfin du gouvernement syrien. S’il a sans doute reconquis un peu de terrain, il a manqué l’occasion de reconquérir les esprits, ne parlons pas des cœurs.» Mais pourquoi Le Courrier souhaiterait-il que le gouvernement syrien – c’est-à-dire le régime meurtrier de Bachar el-Assad – puisse reconquérir les cœurs? Pourquoi Le Courrier, qui s’associe à tous les mouvements révolutionnaires dans le monde, souhaiterait-il relégitimer un gouvernement qui s’est distingué par sa brutalité, sa cruauté et son cynisme face à la révolution populaire, émulation du mouvement du «Printemps arabe» qui a fait vaciller la plupart des dictatures de la région?

L’éditorial se paie le luxe, en conclusion, d’en appeler à une inexistante «société civile planétaire» pour condamner tous les crimes contre les droits humains. Certes, nous ne pouvons que partager ce beau sentiment, mais concrètement, en renvoyant dos à dos toutes les parties du conflit en Syrie (et en traitant de «campistes» ceux qui n’en font pas de même), l’éditorial du Courrier passe par pertes et profits la liquidation meurtrière d’une révolution et absout, en diluant les responsabilités, les régimes criminels qui la pratiquent. Romain Felli

Réponse:

Notre éditorial du 13 décembre suscite une nouvelle réaction. Pour l’essentiel notamment sur la responsabilité de Moscou et sur la composition réelle des troupes rebelles battues à Alep, nous renvoyons à la réponse apportée par le soussigné à la lettre de Joseph Daher parue dans notre édition du 27 décembre.

Précisons toutefois que Le Courrier n’a pas attendu le siège d’Alep-Est pour dénoncer la «liquidation», pour reprendre le terme de Romain Felli, du Printemps syrien de 2011 par le gouvernement de Damas. Pour autant, notre vocation à informer nous oblige également à décrire et juger la nature et les actions des forces dominantes de la rébellion sur la base de faits actuels.

Par ailleurs, lorsque 6000 rebelles s’arc-boutent dans un réduit urbain surpeuplé, face à la seconde armée du monde, à l’armée nationale et à leurs alliés régionaux, on peut humainement et légitimement se demander si une exfiltration des opposants – qui aura finalement lieu peu après – n’aurait pas été l’issue la plus souhaitable pour mettre un terme au calvaire des habitants. De même qu’il n’y a rien d’infamant à souhaiter la fin rapide de cette terrible guerre: la démocratie et la justice n’arriveront dans les valises d’aucun des belligérants. Seule la fin des combats pourrait faire renaître l’espoir de 2011. BPZ

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