De la mélancolie queer et des fêtes de famille
Rentrer le 23 ou le 24? Prendre des habits de montagne pour aller marcher? Je vais amener des spécialités vaudoises pour l’apéritif. Raconter que je pars pour Nouvel An avec ma copine? Comment je vais esquiver les discussions sur mes activités militantes ou sur le «mariage pour tou-te-s»? Me couper les cheveux avant ou après Noël? Et que dire à ma grand-mère lorsqu’elle me demande si je suis encoooore célibataire?
Les fêtes de fin d’année sont avant tout une célébration de la famille. On tente de rendre hommage à celle que l’on a, on met surtout en scène celle qu’on voudrait qu’elle soit. Pour les personnes queer, cette période peut être un moment de tensions et d’angoisses. C’est un des rappels annuels de la rupture avec «l’insertion harmonieuse dans la famille», même pour celles et ceux qui sont parvenu-e-s à la rétablir après l’annonce de leur non-hétérosexualité. C’est la mélancolie spécifiquement homosexuelle dont parle Didier Eribon – soit «le deuil impossible à accomplir ou à terminer de ce que l’homosexualité fait perdre aux gays et aux lesbiennes, à savoir les modes de vie hétérosexuels, à la fois refusés et rejetés (ou qu’on est contraints de rejeter parce qu’on est rejeté par eux), mais dont le modèle d’intégration sociale continue de hanter l’inconscient et les aspirations de certains de ceux qui ont dévié de la norme sociale parce qu’ils ont dévié de la norme sexuelle»1 value="1">Didier Eribon, Réflexions sur la question gay, 1999/2012.
Alors que la sexualité est à la base de son existence, en famille, de sexe, on en parle peu. Surtout pas à table, surtout pas devant le sapin. Surtout pas devant le plat d’huîtres posé à table devant le sapin. Si l’hétérosexualité a la faculté de se rendre invisible, privilège de la norme dominante, tout ce qui ne s’y conforme pas devient un étalage de sexe. On peine en effet encore trop souvent à voir autre chose que la sexualité au cœur des relations entre personnes de même sexe. Cette lecture différenciée des rapports entre couples homo et hétéro – qui peuvent également avoir une vie sexuelle – est parfois facilitée par l’exclusion, dans certaines familles, des compagnons et compagnes de même sexe.
Et c’est donc parfois une profonde solitude qui colore ces rassemblements familiaux dont les amours et les ami-e-s sont éloigné-e-s. Ces personnes, qui par la force des choses constituent une famille choisie, sont une ressource fondamentale qui vient à manquer dans ces moments-là. La création d’une famille d’ami-e-s est en effet un des fondements-clé de la sociabilité queer. Celle-ci se base «sur une pratique et sur une ‘politique’ de l’amitié» permettant de développer «une identité plus concrète et plus positive en tant qu’homosexuel»2 value="2">Idem. Ainsi, pour beaucoup de personnes lgbtiq, «le cercle d’ami-e-s constitue l’un des foyers centraux autour desquels s’articule»3 value="3">Idem leur vie. Cette sociabilité, d’autant plus importante pour les jeunes gens, permet «d’évoluer dans des espaces qui ne se caractérisent pas par une hostilité fondamentale et omniprésente à leur égard»4 value="4">Idem.
Mais pour beaucoup, être pleinement accepté-e-s par celles et ceux qui les ont vu grandir reste primordial: la famille continue d’être le «lieu incontournable de légitimité de l’‘orientation sexuelle’»5 value="5">Natacha Chetcuti, Se dire lesbienne: Vie de couple, sexualité, représentation de soi, 2010. Ainsi qu’Eric Fassin et Danielle Julien. nouvellement définie ou partie intégrée de soi. Etre soi, parler de soi, sans ressentir cette peur intense qui se mêle étrangement aux odeurs apaisantes de cannelle et de feu de bois est possible lorsque famille et parenté se recoupent. La parenté, c’est une pratique du soin, du soutien, de la réciprocité. Bien loin de ces moments de représentation de fin d’année, où la volonté de correspondre à une image sacralisée de la famille occulte les pratiques de parenté à l’œuvre au quotidien, celles-ci mêmes qui sont capables de transformer les configurations familiales.
Alors, allons-y, repensons la famille. Plus comme un truc abstrait, mais comme un ensemble de comportements permettant une vraie place pour chacun-e. La mélancolie homosexuelle n’est pas une fatalité. Le deuil d’un modèle hétéro pourrait n’être qu’une étape à franchir, une rupture qui constituerait une opportunité pour les familles de se repenser et de se réinventer. Et commençons tout de suite, en invitant les ami-e-s et les sans-ami-e-s; en laissant de côté les questions d’usage pour nous intéresser pour de vrai à la vie de celles et ceux qui sont là, même si elle nous semble chaotique, douloureuse, ou bizarre; en défendant des positions progressistes lors des traditionnels débats de société à table; et en respectant la décision de chacun-e de parler ou non de ses relations affectives. Ce n’est pas Jésus, entouré en permanence de ses 12 apôtres, né d’une femme vierge et de plusieurs pères, qui nous contredira.
Notes
Djemila Carron et Marlène Carvalhosa Barbosa sont chercheuses en sciences juridiques et sociales.