Œuvrer dans une relative impuissance
Le microcosme de l’asile se fait le théâtre d’une évolution inattendue: de plus en plus de personnes de tout âge et de tout horizon s’engagent pour l’accueil des réfugiés de manières diverses et variées. Groupes d’accueil, organisation de repas, cours de langue, tutorat, mentorat, accompagnement pour des sorties de loisir, activités artistiques, etc. En 2015, alors que la hausse du nombre d’arrivées faisait les gros titres, on aurait pu croire que des années de discours hostiles aux réfugiés dissuaderaient la population suisse d’ouvrir sa porte, mais c’est le contraire qui s’est produit: par milliers, des étudiants, des voisins, des retraités, des paroissiens, des engagez-vous-rengagez-vous, des désillusionnés de la politique, des citoyens ont été touchés et veulent venir en aide à ceux qui ont dû s’exiler. Une véritable «éclosion», pour reprendre le terme d’Alain Dupraz, cofondateur en novembre dernier de l’association 3ChêneAccueil. Pour les professionnels déjà sur le terrain, cet enthousiasme constitue un réconfort inespéré, un baume au cœur.
On sort rarement inchangé de la rencontre avec des personnes en demande d’asile. Il y a d’abord cette rencontre avec l’autre, cet indescriptible moment où l’on fait l’expérience de l’humanité commune par-delà les différences de culture, de peau et surtout de statut administratif. Comme cela peut arriver dans d’autres situations de la vie où nous sommes dans l’inconnu, sortis de notre confort habituel et loin de nos préconceptions, nous pouvons faire une expérience d’«ouverture»: sans même trop réfléchir, quelque chose en nous s’accorde avec le monde, et donne l’élan de répondre à la situation et à ceux qui s’y trouvent de manière bienveillante. C’est une expérience d’une profonde bonté, qui nous fait retrouver notre humanité, qui nous guérit, qui nous donne l’énergie d’œuvrer davantage.
Mais s’ouvrir, c’est aussi prendre le risque de s’exposer à la déshumanisation ambiante. Il y a toujours des moments de grâce mais, dans le domaine de l’asile, on se heurte rapidement à d’épais murs: hébergement souterrain, application mécanique de l’accord de Dublin, décisions négatives, renvois, vols spéciaux… Cette réalité que l’on pressentait difficile, parce qu’on avait sagement lu quelques articles sur le sujet, devient écœurante lorsqu’une personne qu’on a connue, ne serait-ce qu’un petit peu, se fait brutalement expulser.
On ne présente par exemple plus l’accord de Dublin, qui engendre de nombreux renvois de réfugiés en situation de vulnérabilité vers des pays où ils ne seront pas accueillis dignement, voire laissés sans aucun soin à errer dans les rues. Le système Dublin réduit l’être humain demandant l’asile à une matière inerte déplaçable au gré de règles administratives que certains pays, la Suisse en tête, appliquent à la lettre. C’est un accord symptomatique de la barbarie de notre temps où les êtres, et il n’est pas question ici uniquement que des requérants d’asile, n’ont plus l’opportunité d’exister mais sont gérés exactement comme des colis dans un centre de tri de la société Amazon.
Ouvrir un rapport à l’impuissance
Dans ce contexte déshumanisant, le travail de juriste ou l’accompagnement bénévole dans le domaine de l’asile comprend donc un rapport quotidien à une forme d’impuissance. Cette impuissance crispe, blesse, effraie, attriste. Elle raie la surface du cœur humain. Il est pourtant nécessaire d’ouvrir un rapport conscient à cette impuissance, sans quoi c’est elle qui s’occupe de vous, soit en vous usant jusqu’à la corde, soit en vous poussant à adopter des œillères pour ne plus la voir – c’est-à-dire en nous poussant dans l’ambiguïté, au sens où l’entendait le psychologue argentin José Bleger.
L’usage du terme d’«impuissance» peut toutefois prêter à confusion: il ne s’agit bien entendu pas d’accepter tout et n’importe quoi par fatalisme, mais bien au contraire de pouvoir rester dans l’action avec autant d’énergie que possible, sans perdre l’expérience première d’ouverture.
Face à la déshumanisation, certains vont se démener au-delà de leurs forces. J’en ai fait partie à bien des reprises. L’effort qui consiste à voir où l’action est possible et où elle relève de la gesticulation anti-impuissance est à la fois le plus difficile et le plus nécessaire qui soit. En tout cas, garder une posture humaine dans une situation étriquée, c’est souvent reconnaître qu’on ne peut pas agir. La posture surhumaine consiste, elle, à exiger des autres ou de soi un effort impossible. C’est non seulement dangereux puisque cela mène à l’épuisement, mais cela peut aussi renforcer le dérapage dans l’ambiguïté du discours, par un mécanisme inconscient d’autodéfense contre la souffrance que cause l’impuissance. Tant rester capable d’agir que résister contre l’ambiguïté peut donc commencer paradoxalement par l’abandon d’une lutte inutile contre l’impuissance.
Il est important de comprendre que se mettre en rapport à l’impuissance n’a rien à voir avec un processus d’habituation résignée. L’idée que l’on peut s’habituer à mesure que l’on travaille avec des situations difficiles est courante: c’est le fameux blindage, mythique dans une assez large mesure. De mon expérience, il vaudrait mieux parler plutôt d’une posture à tenir, tout en restant touché par ce que l’on voit. L’exercice n’est pas facile.
Réduire consciemment les revendications
Dans le domaine de l’asile, le champ des possibles est restreint par un discours général peu favorable à la cause et par des dispositions légales sans cesse durcies. Dans ce contexte, les discours que l’on tient et les actions que l’on mène sont souvent adaptées pour ne pas paraître en décalage complet avec les jalons du débat tels que les place la discussion mainstream. Ce déplacement s’opère en premier lieu par souci d’efficacité: on cherche à influencer le débat et on redoute d’être à côté de la plaque en tenant des propos trop idéalistes. Mais le décalage entre un discours conçu pour être efficace, et le geste premier d’ouverture que l’on ressent quand on est confronté à une personne en détresse doit rester conscient.
Dans les années 1980, la société civile se mobilisait contre les renvois forcés. Contre tous les renvois forcés. Le principe même de renvoyer un étranger contre sa volonté paraissait intolérable. Dans les archives du Centre Social Protestant, on retrouve l’annonce d’une première coordination asile réunie à la salle du Faubourg à Genève pour organiser la lutte contre des renvois vers l’Afrique: le nombre de participant-e-s à cette séance dépassait le millier de personnes… Trois décennies plus tard, la loi sur l’asile a été visée et révisée à maintes reprises, une loi sur les mesures de contrainte organisant la détention administrative a été adoptée, les discours populistes véhiculés à grands coups d’affiches ont banalisé la violence institutionnelle vis-à-vis des étrangers.
Dans ce contexte mouvant, pour ne pas dire glissant, les associations et activistes adaptent leur discours, réduisent leurs requêtes. Pourtant, la vie humaine des personnes expulsées est toujours aussi précieuse, les circonstances d’un renvoi forcé toujours aussi lourdes de conséquences, et les juristes sur le terrain toujours autant confronté-e-s à une détresse croissante. On voit certaines personnes ou institutions jouer les réfugiés politiques contre les réfugiés économiques, alors que, dans les faits, en croisant l’un ou l’autre sur le terrain, nous serions tous mus par la même volonté de lui venir en aide. Encore une fois, adapter un discours par souci d’efficacité fait sens. Mais ce discours paraîtra toujours fade, injuste et surtout ambigu à ceux qui découvrent la réalité de terrain, et qui n’ont que peu faire des enjeux stratégiques.
Une autre modalité de fermeture face à la souffrance causée par l’impuissance est d’adopter une posture rassurante quant aux responsabilités des situations rencontrées. On désigne un ou plusieurs coupables exagérément omnipotents («il ne tient pourtant qu’à lui de…»), tout en s’attribuant généralement le meilleur rôle (comme cette caricature de presse où un personnage s’exclame «la démocratie irait bien mieux si tout le monde pensait comme moi»). On peut alors muer notre sentiment d’impuissance en une colère, voire une rage, contre celui qui représente la déshumanisation.
C’est bien sûr important de s’adresser aux responsables, il y en a, mais il n’est pas inintéressant de toujours distinguer ce qui relève de la revendication bien placée, de ce qui relève de la détresse en nous, ce dont il n’est pas digne de se décharger sur un responsable politique. D’une part, cette facilité risque de nous aveugler quant aux solutions réelles à trouver ou à négocier. D’autre part, utiliser les expériences douloureuses comme un carburant émotionnel pour agir politiquement représente un danger certain pour soi-même, puisque l’on va avoir tendance à creuser des galeries toujours plus profondes et mal éclairées dans le minerai du dégoût.
Retrouver sans cesse un regard neuf
Les nombreux soutiens qui se dessinent actuellement en faveur des réfugiés ne constituent pas seulement un renfort quantitatif et un soutien moral pour les personnes qui étaient déjà sur le terrain, ils apportent également un antidote contre le glissement vers l’ambiguïté, ouvrant un moment propice pour questionner à nouveau le bon sens et l’humanité des politiques de l’Etat. Les personnes qui découvrent ces politiques avec un regard neuf supportent en général mal tant la déshumanisation que les discours rabotés par souci d’efficacité. C’est pourquoi il est si important que de nouvelles personnes entrent en contact avec les mouvements et associations déjà actives sur le terrain. Discuter et écouter les nouveaux bénévoles ou professionnels apporte une fraîcheur salvatrice, et confronte nos discours à leur propre ambiguïté.
En définitive, le sentiment d’impuissance découle souvent d’un souci d’efficacité. Nous aimerions sauver toutes les personnes qui vont mal. Voilà qui, dans le contexte actuel, semble plus difficile que jamais. Là aussi, l’éclosion de nouveaux projets de soutien en faveur des réfugiés ouvre un angle intéressant: les personnes qui les constituent ont une action concrète, ils portent un message de solidarité, et le changement de politique n’est pas leur objectif prioritaire. Il n’est toutefois pas exclu que leurs magnifiques actions finissent par y conduire. Il y a quelques années, les milieux asile parlaient de porter une initiative populaire, pour un changement macro-politique en faveur des réfugiés. C’était évidemment voué à l’échec et les textes sont restés dans les tiroirs. L’avènement de la micro-politique est-il en cours? I
* Chargé d’information sur l’asile
au Centre social protestant, Genève.
Cet article a été adapté d’un texte publié en juin 2016 dans un numéro de la revue en ligne (re)penser l’exil consacré à José Bleger (exil-ciph.com/revue-en-ligne/2016-2).