Victoire ou défaite de la démocratie?
L’élection de Donald Trump a secoué, brièvement, le Landerneau politico-médiatique. Comment a-t-on pu en arriver là? se sont demandé les représentants des élites désavouées par ce peuple décidément très imprévisible. Les plus lucides ont admis, pas trop quand même, qu’ils avaient failli et certains ont entamé un début d’autocritique. Mais ça n’a pas duré. Les premiers instants de sidération passés, les vaillants gardiens du prêt-à-penser sont montés au créneau: «Mais non, nous n’avons pas failli! Au contraire, assumons nos choix. Hillary n’a-t-elle pas gagné en nombre de voix? Et puis, de quelles élites parle-t-on? Nous n’en sommes pas, ou si peu. Allons donc, le politiquement correct n’existe pas, voyez comme nous divergeons d’opinion entre nous!»
Personne, ou presque, n’avait rien vu, rien entendu, ni rien dit, mais cela n’a aucune importance, circulez citoyens! A ce rythme, le nécessaire débat sur l’aveuglement des médias, des experts, des universitaires, des milieux culturels et politiques passera par pertes et profits aussi vite qu’il l’avait été après le vote surprise du Brexit, déjà oublié après six mois. Or il y a péril en la demeure et urgence à remettre en cause la façon dont les médias et l’expertocratie répercutent si bien les opinions des classes dominantes et si mal la sensibilité et les frustrations des classes populaires.
Le petit exemple suivant illustre bien ce biais systématique qui conduit à se concentrer sur les désirs et les revendications des élites au détriment du petit peuple des anonymes. Il y a trois semaines, les journaux romands ont brièvement signalé le suicide de deux paysans vaudois, qui s’étaient donné la mort par désespérance, par solitude et parce qu’ils n’arrivaient plus à nouer les deux bouts. Ces drames n’ont pas suscité le moindre intérêt dans les rédactions. Un accident de la route avec deux morts aurait joui d’une plus grande attention, bien que ces deux suicides aient été le symptôme du malaise extrême qui affecte des milliers de paysans au cœur même de nos campagnes.
Mais que n’aurait-on pas dit si cela avait été des patrons de startup à la mode qui s’étaient fait hara-kiri? Pendant des jours, on aurait entendu le chœur des pleureuses se lamenter sur l’insupportable souffrance des courageux créateurs d’entreprise atrocement maltraités par un environnement sans cœur. On aurait sommé les pouvoirs publics de faire quelque chose pour ces malheureux. Tandis que les paysans, qui nourrissent le pays et entretiennent nos paysages pour un salaire de misère, doivent mourir en silence: ils n’auront jamais droit à un gros titre. Il en va de même pour les millions de sans-grade anonymes qui font tourner notre économie et entretiennent la machine sociale. On ne les entend jamais au journal du matin et on ne les verra jamais au TJ du soir.
Et c’est ainsi qu’au lendemain d’une journée d’élections, comme celle du 8 novembre aux Etats-Unis, ou après une votation comme celles du Brexit ou du 9 février 2014, journalistes, experts académiques et élus se réveillent avec la gueule de bois parce qu’ils n’avaient rien vu venir. Et tous d’aligner des discours lénifiants et transpirant d’arrogance sur ce peuple qui vote avec ses tripes et ses émotions et non avec sa raison.
Car c’est alors que se déploie le second déni de réalité, le plus grave sans aucun doute: à l’aveuglement des sachants correspond l’aveuglement du peuple. Puisque la caste des doctes et des informés ne saurait se tromper, c’est donc le peuple qui est dans l’erreur. C’est lui qui a tort et qui, sous l’empire des émotions et d’un manque caractérisé d’entendement, n’a pas compris les enjeux et voté «contre ses vrais intérêts». Et de s’interroger sur les limites de la démocratie, qui est décidément bien faillible puisqu’elle permet d’aboutir à des résultats contraires à ceux qu’on espérait.
Voilà comment, quinze jours après l’élection de Trump et six mois après le Brexit, on se retrouve gros Jean comme devant: plutôt mourir que d’avouer que la victoire de Trump, aussi contrariante qu’on puisse la trouver, est de fait une victoire de la démocratie et la défaite d’une certaine pensée.
* Directeur exécutif du Club suisse de la presse.