Contrechamp

Quand la France massacrait les Algériens à Paris

Il y a cinquante-cinq ans, jour pour jour, des dizaines de milliers d’Algériens qui manifestaient pacifiquement à Paris, à l’appel de la Fédération de France du FLN, étaient violemment réprimés par la police aux ordres de Maurice Papon. Des voix militantes reviennent sur ces faits longtemps occultés de la mémoire collective.
Mémoire

«Le colonialisme refuse les droits de l’homme à des hommes qu’il a soumis par la violence, qu’il maintient de force dans la misère et l’ignorance, donc, comme dirait Marx, en état de ‘sous-humanité’. Dans les faits eux-mêmes, dans les institutions, dans la nature des échanges et de la production, le racisme est inscrit.» (Jean-Paul Sartre, Les Temps modernes, n°137, 1957).

Le 17 octobre 1961, le sang des bidonvilles coulait sur les boulevards parisiens. Paris a été le théâtre d’événements d’une gravité exceptionnelle, avec la répression meurtrière de manifestants pacifiques algériens perpétrée par les forces policières françaises, sur ordre du préfet de police de Paris, Maurice Papon. La mobilisation sauvagement brimée avait été lancée par la Fédération de France du Front de libération nationale (FLN) algérien pour dénoncer le couvre-feu en vigueur depuis quelques jours, imposé aux seuls «Français musulmans d’Algérie». Ce jour-là, des dizaines de milliers d’Algériens étaient descendus pacifiquement dans la rue. Des dizaines d’entre eux –les chiffre de 200 est articulé – seront exécutés. Certains corps sont retrouvés dans la Seine. A l’occasion de la commémoration de ce massacre, l’association L’Atelier – Histoire en mouvement a rencontré deux spécialistes et infatigables militants de la cause pour la libération de l’Algérie. Saïd Bouamama, sociologue et militant du Front uni des immigrations et des quartiers populaires, et Nils Andersson, éditeur et militant internationaliste, reviennent sur cet épisode majeur de la guerre d’Algérie, dont la mémoire a été occultée pendant des décennies (le président Hollande a reconnu officiellement les faits en octobre 2012). Entretien.

Comment expliquez-vous une répression aussi violente en France?

Saïd Bouamama: L’explication médiatique dominante attribue la responsabilité du massacre au seul Maurice Papon et, pour ce faire, évacue tous les éléments du contexte. Ceux-ci mettent en évidence au contraire la probabilité forte d’un massacre décidé par les plus hautes autorités de l’État. Depuis le 20 mai 1961, l’indépendance de l’Algérie est l’objet de négociations. Dans ce cadre, le FLN décide la cessation des attentats en France. La stratégie gaulliste est d’imposer une indépendance sans le Sahara, compte tenu à la fois des gisements de pétrole découverts et des premiers essais nucléaires qui s’y déroulent. Les négociations sont interrompues le 13 juin 1961 par la partie française du fait du refus algérien de cette amputation du Sahara.

L’État français veut reprendre les négociations en situation de force. Cela se traduit par un retour de la répression contre les Algériens de France, à laquelle répond la reprise, en août 1961, des attentats des militants du FLN. La raison de realpolitik froide qui a conduit à prendre la décision d’un massacre est précise: reprendre la main dans les négociations afin d’imposer non plus l’indépendance sans le Sahara mais une indépendance néocoloniale favorable aux intérêts français.

Peut-on parler de crime d’État?

S.B.: Oui, à l’évidence. Une violence de cette ampleur n’a pas pu être décidée par le seul Papon. Plusieurs éléments attestent d’une volonté étatique de développer une répression massive. Fin août 1961, le garde des Sceaux, Edmond Michelet, favorable à une solution négociée en Algérie, est démis de ses fonctions. Dès septembre 1961, des rafles massives d’Algériens reprennent. Dans la même période, les disparitions de militants nationalistes se multiplient et plusieurs cadavres sont retrouvés dans la Seine. Le 2 octobre, Maurice Papon déclare aux obsèques d’un brigadier exécuté par le FLN que «pour un coup donné, nous en porterons dix». Un couvre-feu est instauré pour les seuls Algériens le 5 octobre. Tous ces faits attestent de l’impossibilité d’une décision isolée relevant du seul préfet de police.

Comment cet événement est-il perçu en France?

S.B.: Le mensonge d’État continue jusqu’à aujourd’hui. Il faut attendre le 17 octobre 2012 pour que François Hollande reconnaisse une «sanglante répression» sans faire aucune référence au nombre de victimes et aux responsables. En revanche, les commémorations militantes se multiplient depuis deux décennies. Elles prennent de l’ampleur chaque année avec désormais l’exigence d’une reconnaissance officielle d’un «crime d’État» et d’une enquête sur l’ensemble des responsables impliqués dans la décision.

Quelles ont été les répercussions pour la suite de la lutte indépendantiste en Algérie? Cela a-t-il renforcé le FLN et sa détermination?

Nils Andersson: Les événements du 17 octobre 1961 à Paris ne peuvent être dissociés de ceux du 11 décembre 1960 à Alger. Ce 11 décembre, après six ans de guerre, Charles de Gaulle est en Algérie pour faire prévaloir une «Algérie algérienne»; il est confronté aux partisans de l’Algérie française. Dans ce contexte de violence, se produit un événement que personne n’avait envisagé, partant de la Casbah de Belcourt et gagnant tout Alger ainsi que d’autres villes: femmes et hommes manifestent massivement, scandant «vive l’Algérie!», «vive l’indépendance!». Aux fenêtres, sur les terrasses et dans la rue, des drapeaux vert et blanc sortent des caches. La répression fait 114 morts. Mais, alors que les mois de guerre s’ajoutent aux mois de guerre, la population montre son irréductibilité à lutter pour l’indépendance. L’événement est considérable: l’intérieur ne cède pas. Politiquement, la lutte de libération est gagnée.

Cela ne met pas fin à la répression qui s’intensifie en France. La menace d’un coup d’État militaire et factieux est réelle. Il est important que l’immigration algérienne montre la même irréductibilité. Les instructions du FLN sont claires: il s’agit, le 17 octobre et les jours qui suivent, de manifester dans le calme, rien dans les mains, rien dans les poches. Il est demandé aux amis français non de se joindre à la manifestation, mais de se disséminer sur son parcours pour en suivre le cours (lire ci-dessous le témoignage de Georges Mattei, observateur). Témoignage de cette présence militante, l’ouvrage Ratonnades à Paris (Paulette Péju, Éd. François Maspero, 1961), publié quelques semaines après la nuit sanglante du 17 au 18 octobre, va empêcher d’accréditer le mensonge officiel de «deux morts».Nils Andersson témoigne également de ces événements dans Mémoire éclatée, Editions d’En bas, août 2016.

Les médias ont-ils parlé de cet événement?

N.A.: Nul n’imaginait que se déchaînerait une telle violence. Il y eut les silences, le racisme abject. Mais, à l’encontre des déclarations de Maurice Papon – «Il n’y a pas le moindre commencement d’une ombre de preuve des accusations portées contre la police» – France-Observateur, L’Express, Témoignage Chrétien, L’Humanité, Libération, Le Monde, La Croix, France-Soir, Le Figaro dénoncent ou doivent reconnaître «les excès policiers».

Dans les jours qui suivent, le chiffre de plus de 200 morts, que les travaux d’historiens devaient confirmer, est publié dans Vérité-Liberté, journal dans lequel des policiers témoignent de sévices commis jusque dans la cour de la Préfecture; Les Temps Modernes titrent «Pogrom, jusqu’ici le mot ne s’écrivait pas en français»; on lit dans Esprit: «La Seine charrie les frères des cadavres qui dorment au fond de la baie d’Alger». Il y aura encore les morts de CharonneNdlr: le 8 février 1962, une manifestation de masse non autorisée contre les attentats de l’OAS et pour la paix en Algérie est sévèrement réprimée. Parmi les manifestants qui essaient de se réfugier dans la bouche de la station de métro Charonne pour échapper à la violence policière, 8 personnes trouvent la mort, étouffées ou le crâne fracturé. Une 9e décède à l’hôpital.… Mais il n’est d’autres voies que la négociation et l’indépendance demandées par le peuple algérien le 11 décembre 1960 et le 17 octobre 1961.

Maurice Papon, une si longue carrière

Nommé préfet de police de Paris par Charles de Gaulle en pleine guerre d’Algérie, c’est Maurice Papon qui dirige les policiers chargés de bâillonner les manifestations d’Algériens dans la capitale. Papon est au poste de commande le 17 octobre 1961, quand près de 200 Algériens disparaissent.

La carrière de Papon a débuté dans les années quarante. Sous Vichy, il est l’un des principaux responsables de l’organisation des convois qui transportent quelque 1600 juifs dans les camps nazis.

En 1954, la guérilla du Viêt Minh met en déroute l’armée régulière française. Des paysans en armes prouvent au monde entier qu’une puissante nation industrialisée peut être défaite. Cette année-là, Papon est préfet régional à Constantine, au Maghreb. Le Front de libération nationale (FLN) algérien se soulève, lançant un appel à la révolte. C’est le début de la guerre d’indépendance algérienne, un des conflits de décolonisation les plus brutaux.

Papon est l’un de ceux qui ont retenu la leçon vietnamienne: la résistance d’un peuple se gagne avec des moyens irréguliers. Pour combattre le «terrorisme», l’arme la plus efficace doit être psychologique. C’est dans ce but que le «Centre de renseignements et d’action» est créé. Des lieux secrets où se succèdent arrestations sommaires, violences, tortures de tout type et, pour les femmes, viols systématiques.

En 1961, Papon est préfet de police à Paris. Depuis quelques années, le FLN a ramené la guerre en métropole, y intensifiant les actions ciblées. La tolérance zéro est imposée. A tous les «FMA» (Français musulmans d’Algérie) un couvre-feu est imposé entre 20h30 et 05h30. Il pleut en ce 17 octobre 1961. 30 000 Algériens manifestent pacifiquement pour l’indépendance, la fin du racisme et la justice sociale. Les forces auxiliaires de police chargent, écrasent, ouvrent le feu. Arrestations, exécutions dans les commissariats se multiplient avec la complicité de la censure institutionnalisée. L’histoire ne s’accorde pas sur le nombre exact de morts de ce massacre oublié. Mais dans les jours qui suivent, des dizaines de cadavres sont repêchés dans la Seine.

La France de la liberté, de l’égalité et de la fraternité noyait les Algériens dans la Seine et qualifiait de «terroristes» ceux qui s’opposaient à la colonisation.


«Le peuple de Paris montrait du doigt les fuyards»

Les cars bondés de sbires déversaient leur cargaison de brutes casquées et bottées, le fusil à la main. La police parisienne s’organisait pour la plus grande chasse au faciès de notre génération. Gueulant des insultes, distribuant les coups de matraque et les coups de crosse, avec méthode, les policiers ratissaient les rues de la ville, canalisant, regroupant et rassemblant tout ce qui rassemblait à un Arabe.

Et le peuple de Paris? L’arrivée des forces de l’ordre le sortit de sa stupeur, exorcisant sa peur, libérant sa haine raciste. Dans leur soulagement, des hommes et des femmes se transformèrent en auxiliaires de la police, montrant du doigt les fuyards.

– Par ici Monsieur l’agent, j’en ai vu un entrer dans l’immeuble.

Aux terrasses de cafés on rigolait comme au spectacle. […]

– Tu as vu les travailleurs de France. Tu les as vus? Et la Gauche, tu l’as vue?

Il n’y avait rien à répondre, c’était notre problème, j’avais vu les doigts se tendre et je n’avais pas vu la Gauche.

Ensuite il me fit le récit de l’horreur raciste de la nuit, ce que je ne savais pas encore, les exécutions sommaires dans les commissariats, dans les cars, les Algériens balancés dans la Seine, les cadavres qui descendaient le fleuve du coté de Puteaux, la découverte de corps mutilés dans les bois aux alentours de Paris.

Le 8 février de l’année suivante, ce fut Charonne et ses 8 morts. Un demi-million de Parisiens accompagnèrent les cercueils des victimes. […] Le 13 février 1962 on enterrait non pas les 8 victimes des Brigades Spéciales, mais on enterrait le 17 octobre 1961. Notre mémoire avait fait son choix. Charonne!

Notre présent est tout entier dans ce choix, l’oubli de cette faiblesse de la cervelle, qui nous interroge.

Georges Mattei
Ecrivain, journaliste et militant internationaliste. Extraits d’article paru dans Libération le 7 octobre 1980.

* L’Atelier – Histoire en mouvement est une association créée à Genève en automne 2014. Elle regroupe des travailleur-e-s et étudiant-e-s soucieux-ses de la survie et la diffusion de la mémoire des luttes pour l’émancipation des peuples opprimés, des femmes et de la classe ouvrière. Tous les textes de cette page sont fournis par l’association.

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