«L’information au-delà des clivages»
Médias pour tous (Medien für alle – Media per tutti) a été créée début 2016 dans le but de défendre les conditions d’existence des médias d’information. L’association organise une «Journée sur l’avenir des médias en Suisse» le 14 novembre prochain à Soleure. Interview de son président, le cinéaste Frédéric Gonseth, dans le dernier magazine Culture en jeu.
Qu’est-ce qui a provoqué la création de Médias pour tous?
Frédéric Gonseth: Il y a quelques années déjà, à l’intérieur du comité de rédaction de la revue Culture en jeu, nous nous étions penchés sur la constatation du manque de rentabilité de plus en plus évidente des journaux suisses imprimés, guettés par trois grands risques: leur disparition éventuelle pure et simple, leur intégration à un groupe international loin des préoccupations des citoyens de notre pays, et enfin leur récupération par un courant politique qui a financièrement les moyens de se les offrir.
L’idée, d’une part, de la défense de l’information au-delà des clivages public-privé et, d’autre part, de la recherche d’une forme de financement des journalistes pour maintenir la qualité de réflexion de leurs interventions, a donc pris forme en janvier de cette année avec la création de l’association Médias pour tous, qui est devenue un projet politique auquel participent des acteurs de toute la Suisse, venant aussi bien de la presse écrite que des milieux de l’audiovisuel.
Quels buts vous êtes-vous donnés?
Celui d’aider le monde médiatique suisse à survivre à une série de menaces dont la plus grande est la globalisation numérique avec tous ses effets, notamment la gratuité illusoire de l’information. Une autre menace, c’est que la presse devienne de plus en plus partisane. Elle l’a été dans le passé, puis il y a eu la dépolitisation, et on voit qu’on repart maintenant dans l’autre sens, avec de grands groupes qui contrôlent la plupart des médias privés.
Pour en donner un exemple précis, rappelons que The Sun, le tabloïd extrêmement populaire en Grande-Bretagne appartenant au groupe multinational Murdoch, rejoint en bloc par les autres journaux populaires, a fait une campagne terriblement agressive pour le Brexit. Dans une démocratie aussi solide que celle de la Grande-Bretagne, et à l’heure d’internet, cela donne la mesure des dégâts que peut provoquer une presse populaire unilatérale, intolérante.
Pensez-vous que l’on puisse assoir à une même table presse écrite et médias audiovisuels pour envisager l’avenir des médias?
Oui, c’est même indispensable. Cela pour dépasser des conflits contreproductifs comme, par exemple, celui qui les a opposés dans l’affaire des fenêtres publicitaires – qui sont en passe de drainer la majorité des ressources publicitaires TV en Suisse – où la presse privée a extrêmement mal joué sa partie depuis dix ans.
Tout d’abord elle est restée indifférente ou même hostile à la SSR au Parlement, lors de l’élaboration de la loi radio-TV qui a autorisé les chaînes européennes à ouvrir des fenêtres publicitaires suisses.
Ensuite la presse privée a détourné le regard quand la RTS a mené le second combat symbolique contre M6, qu’elle a perdu devant un tribunal fribourgeois, très malencontreusement confirmé par le Tribunal fédéral. Et pourtant, le dossier était juridiquement étayé: les TV étrangères vendent des droits «suisses» pour des films qu’elles n’ont achetés que pour la France, l’Allemagne ou l’Italie. La Suisse tolère que les chaînes étrangères «débordent» sur le territoire suisse, mais la Suisse ne devrait en aucun cas autoriser que ce débordement permette à ces chaînes françaises, allemandes ou italiennes d’encaisser des centaines de millions pour des publicités exclusivement destinées à la Suisse.
Quelles est votre prochaine intervention publique?
Après avoir tenu à Berne le 15 juin son premier séminaire interne consacré à une minutieuse analyse de la situation (alarmante) des médias suisses, sous le titre provocateur «Rasez ces médias suisses… qu’on voie la mer (internet!)», Médias pour tous réunira à Soleure le 14 novembre prochain1 value="1">Renseignements et inscription à la Journée du 14 novembre à Soleure (avec traduction simultanée): info@mfa-mpt.ch les grands acteurs des domaines audiovisuels et imprimés, autour d’un scénario pour demain. I
* Article paru dans le supplément spécial (en allemand) de CultureEnjeu n°51, septembre 2016 (dossier: «Le droit d’auteur à l’heure d’internet»), www.cultureenjeu.ch
Paysage médiatique suisse: six idées fausses en vogue
Frédéric Gonseth
Les journaux suisses imprimés sont de moins en moins rentables. Trois risques les guettent: la disparition pure et simple; l’intégration à un groupe international; la récupération par un courant politique qui a financièrement les moyens de se les offrir.
Idée fausse n°1
la concentration sauve la presse
En Suisse romande et au Tessin, la diversité et la qualité journalistique ont incontestablement perdu des plumes depuis que la concentration de la presse s’y est imposée. Le duopôle Tamédia-Ringier règne dans certaines régions, par exemple Lausanne-Genève, un monopole dans les autres. La concentration réalisée dans un premier temps par Edipresse à l’échelle romande a permis que d’un seul coup, et sans réaction, les principaux organes romands Le Matin, L’Hebdo, 24 Heures, Tribune de Genève, Le Temps, passent en mains alémaniques. Et rien n’empêche bientôt en mains européennes ou mondiales.
Idée fausse n°2
la volonté de faire du chiffre est neutre
Les mesures de rationalisation ont pour effet de faire maigrir les rédactions, de baisser les salaires des journalistes et des employés, de diminuer le travail d’enquête et la qualité journalistique en général. Le résultat est double: l’attrait de la presse diminue et perd encore plus de lecteurs, et elle joue moins efficacement son rôle de «médiateur» dans les débats politiques.
Idée fausse n°3
le rachat des journaux par la droite populiste est légitime
Les journaux suisses étaient à l’origine, au début du XIXe siècle, des journaux d’opinion et leur affrontement vivifiait la démocratie naissante. C’est vrai. Aujourd’hui, l’état-major de Blocher (qui se paie de grands journaux comme Basler Zeitung, l’hebdo Weltwoche et vient à peine de rater le rachat de la NZZ) les ferait retourner à leur état originel de journaux d’opinion. Sauf qu’à l’époque, les journaux d’opinion étaient nombreux et divers. Aujourd’hui, ce n’est pas un retour à cet état diversifié, c’est le règne d’une opinion unique.
Idée fausse n°4
la SSR «vole» à la presse privée ses ressources publicitaires
Pendant que les médias suisses perdaient 1 milliard de ressources publicitaires en moins de dix ans, depuis 2007, la publicité augmentait de 200 millions dans le secteur télévisuel. C’est un fait. Les éditeurs privés s’empressent d’en déduire que la SSR leur a «volé» la publicité. C’est faux. Les ressources publicitaires de la SSR ont à peine augmenté depuis 2007, et elles sont en baisse depuis 2011. Si une partie de la publicité perdue par la presse privée se déplace vers la TV, c’est au bénéfice des chaînes étrangères. Par le biais des fenêtres publicitaires notamment qui ont gagné 137 millions depuis 2008, pour atteindre 316 millions en 2015, plus très loin des 364 millions de la SSR, qui sera dépassée dès 2017.
Pendant ce temps, depuis 2005, les dépenses publicitaires suisses sur internet ont quadruplé. La SSR a besoin de se développer sans être bridée sur internet vers laquelle 80% des ressources retirées aux médias traditionnels (y compris à la TV suisse) se déplacent.
Idée fausse n°5
l’aide à la presse équivaut à une prise de contrôle par l’Etat
Les éditeurs privés ont su par le passé se regrouper pour financer des agences de nouvelles communes comme l’ATS. Ils recourent de plus en plus aux articles de groupes d’enquête internationaux (Panamapapers). Une aide financière publique à des agences ou des fondations produisant un contenu de qualité pourrait se faire dans un cadre qui n’entame en rien l’indépendance éditoriale des rédactions.
Idée fausse n°6
une jonction presse privée-audiovisuel public est impossible
Le déplacement des ressources publicitaires et du mode de consommation des informations vers internet exerce une pression extrêmement forte sur tout le paysage médiatique suisse. Aucune solution politico-économique d’ensemble ne pourra être trouvée pour protéger ce paysage, si chaque secteur continue à se battre au détriment de l’autre, alors que chacun accomplit à sa manière une mission au service du bien commun, aussi bien dans la presse privée que dans l’audiovisuel public.
* Cinéaste, président de Médias pour tous. Article paru dans CultureEnjeu n°51, septembre 2016, www.cultureenjeu.ch
Notes