Chroniques

Mont Pèlerin

COMME UN VENDREDI

Dans Néo-libéralisme(s). Une archéologie intellectuelle1 value="1">S. Audier, Paris, Grasset, 2012, 630 p., Serge Audier raconte par le menu l’histoire d’une reconquête idéologique. Entre les deux guerres mondiales du siècle dernier, il semblait évident, aux yeux de la plupart des observateurs avertis, que le laissez-faire économique était un échec. La mode était à l’interventionnisme – et on réclamait un État fort à même de juguler les puissances du marché. Cela n’avait pas l’heur de plaire à tout le monde, et certains esprits souhaitaient rénover le libéralisme économique classique, afin de naviguer entre le Charybde du capitalisme sauvage et le Scylla d’un interventionnisme pensé comme la première étape sur la «voie de la servitude» totalitaire. Il s’agissait de se mettre en quête d’un «néo-libéralisme» expurgé des errements du laissez-faire.

Le récit déployé par Serge Audier détaille sur cette base la lutte entre deux options rivales: un libéralisme «modéré» prenant au sérieux les revendications de justice sociale portées par le camp socialiste et un libéralisme «classique» désireux de revenir aux sources et de démontrer que le laissez-faire était en fait la seule manière de poursuivre la prospérité en protégeant la liberté. Le théâtre principal de cet affrontement fut la Société du Mont Pèlerin, fondée en 1947 par une poignée d’individualités fortes – économistes, historiens, philosophes, industriels et personnages politiques venant de toute l’Europe. Et son dénouement est la victoire de la seconde option sur la première: la prise de pouvoir, au sein de la Société du Mont Pèlerin, par le camp des Autrichiens et des Américains, menés par Ludwig von Mises, Friedrich August von Hayek et Milton Friedman – au détriment du camp des Suisses (si, si), des Français et des Italiens menés par un certain Albert Hunold.

Ce fut donc le triomphe, autrement dit, de la défense la plus radicale du laissez-faire le plus pur contre des formes variées d’ «économie sociale de marché». La différence peut paraître théorique, mais elle ne l’était pas: quand les uns considéraient les syndicats comme des partenaires incontournables d’un capitalisme viable, les autres voulaient les interdire. Quand les uns voyaient l’utilité d’un salaire minimum, les autres le tenaient pour une hérésie. Quand les uns reconnaissaient la nécessité de services publics, les autres hurlaient à la trahison démocratique. Ludwig von Mises, le pape du mouvement «autrichien», baptisait son laissez-faire intransigeant la «démocratie capitaliste du marché» – ce système unique où «les grandes entreprises servent toujours – directement ou indirectement – les masses».

Lorsque le vent de l’histoire fut enfin favorable, au temps de Thatcher et Reagan, ces derniers trouvèrent ainsi une doctrine «clés en main» qui était cohérente, ferme et mûrement conçue comme une arme de combat. Et depuis les années 1980, nous vivons sous la dominance idéologique de la Société du Mont Pèlerin.

Cette vaste fresque de 600 pages serrées laisse particulièrement songeur. D’abord, on découvre l’aspect volontariste de cette reconquête idéologique – et la lucidité de Friedrich Hayek. À la fin des années 1940, ce dernier considérait que les socialistes avaient gagné la bataille des idées – ils avaient eu, dit-il, le «courage de l’utopie». C’est pourquoi à ses yeux ils tenaient le haut du pavé – à la différence des «vieux libéraux» perdus dans de ternes discussions techniques. Il manquait ainsi au libéralisme la «foi dans le pouvoir des idées» et un programme «radical» libéré de l’«horizon pragmatique du réalisable». La Société du Mont Pèlerin, dont le seul nom arrache aux altermondialistes des grimaces de dégoût, était précisément, aux yeux de Hayek, une réponse à ce diagnostic: les libéraux y retrouveraient le courage de l’utopie, et dessineraient – sans se laisser intimider – les contours de leur société idéale. Le moins qu’on puisse dire, c’est que la démarche a payé. Et je cherche, dans la pensée de gauche contemporaine, la contre-doctrine unifiée, étayée, courageuse et utopique qu’on pourrait opposer à l’évangile de von Mises. En vain: le socialisme européen ne m’offre qu’une version filandreuse de l’économie sociale de marché des anti-communistes du centre écrasés par Hayek; et les Forums sociaux mondiaux ou Nuit debout accouchent d’intuitions dispersées que le tank monétariste taille en pièces sans un pli.

Ensuite, le récit de Serge Audier révèle, par comparaison avec les débats du passé, le monolithisme buté de la droite contemporaine. Sous prétexte d’être favorable à l’économie de marché, elle ressasse sans imagination la version la plus rogommeuse du laissez-faire. Pourtant, les adversaires défaits de Hayek – Hunold, Röpke, Einaudi, Allais – étaient résolument à droite: capitalistes sans arrière-pensées, ils avaient autant à cœur que lui de défendre le libre marché. Mais ils n’en pensaient pas moins que le laissez-faire, la dérégulation, la privatisation universelle des services publics et l’absence de législation sociale étaient de fausses bonnes idées. On lit ainsi, dans le Manifeste d’Oxford publié en 1947 par l’Internationale libérale (détestée par la bande à Hayek), cette phrase presque impensable dans les partis libéraux d’aujourd’hui: «Une amélioration continue des conditions de travail, du logement et de l’environnement des travailleurs est essentielle. Les droits, les devoirs et les intérêts du travail et du capital sont complémentaires».

Alors, entre une gauche désorientée et une droite ossifiée, la route semble grand ouverte au premier aventurier venu. Je vous le dis, chers amis, ça sent le gaz.
 

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