Vous avez «dignité»?
A la bourse aux actions généreuses, voire «humanitaires», la dignité est une valeur en baisse. Chez les politiques, où elle ne fut jamais très cultivée, elle a complètement disparu avec son dernier représentant, Nelson Mandela. A l’Université comme à l’école, elle n’est ni enseignée ni distinguée; c’est la grande absente. Dans les entreprises et les administrations, elle n’est ni requise ni promue, et tout au contraire. Dans les médias de masse, c’est la représentation de la Peste, ce qu’il faut éviter et fuir à tout prix… Seuls quelques associations et collectifs, importants mais minoritaires, s’en préoccupent vraiment et la vivent au quotidien. Parfois même une parole forte, comme celle du pape, vient réveiller les consciences. Mais presque partout elle semble contingente, accessoire, inutile, en particulier aux yeux des oligarques satisfaits : un encombrement de plus dont ils se débarrassent volontiers.
Il apparaît ainsi singulier de s’intéresser à la dignité dans un monde d’indignité. Car la valeur en hausse, aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain, c’est précisément l’indignité. Une posture chaque jour revendiquée plus violemment et bruyamment, à tous les niveaux (local, national, européen, international), dans le discours comme dans la pratique politiques, où elle est devenue le fonds de commerce principal, sous les figures les plus diverses: indignités populistes, néolibérales, néostaliniennes, identitaristes, marquées au sceau du cynisme et de l’égoïsme. Dans les lobbies financiers, agricoles, pharmaceutiques, publicitaires, dans la profusion des groupes d’intérêt particulier, des corporations professionnelles et des syndicats, dans des églises de toute obédience, l’indignité est la règle et la clef même du succès. Tu n’entreras point ici si tu ne jettes derrière toi ta part de dignité et n’oses embrasser notre indignité constitutive! Tel est le message non subliminaire et conditionnel qui s’impose à tout candidat à l’emploi indigne (en croissance vive dans l’océan du chômage), le message que l’impétrant doit ratifier et incarner s’il ne veut être proscrit1 value="1">Cf. par ex. les films Révélations (The Insider, 1999) de Michaël Mann sur l’industrie du tabac, ainsi que The Firm (1993) de Sydney Pollack sur celle de la finance mafieuse..
Etrangement, pour trouver de nouveaux germes de dignité, il faut aujourd’hui faire le chemin de Palerme (Sicile, Italie, Terre, Système solaire), un chemin ignoré avec dédain par les décideurs organiques. Dans cette grande ville à la réputation aussi terrible que son histoire est passionnante, naguère éprouvée par de terribles vagues d’indignité pas encore oubliées, se déploie en effet depuis quelques années une expérimentation décisive pour quiconque est à la recherche d’une lueur d’espoir. On pourrait la nommer politique de la dignité, si cela ne paraissait un oxymore au regard de «l’actualité» distillée sur l’écran d’Euronews… C’est l’expérimentation menée depuis 2012 sous l’impulsion du maire Leoluca Orlando et de son équipe avec le soutien d’une majorité de la population. Elle repose sur une conception entièrement différente de la problématique (bien sûr critique en Sicile) de l’accueil et de l’intégration des migrants dans la communauté palermitaine, assortie de méthodes et d’outils démocratiques novateurs.
C’est ainsi que Palerme a mis en place depuis mai 2013 un «Conseil des cultures» dans lequel sont représentés et jouent un rôle actif des migrants de toutes origines et nationalités, qui y font valoir leurs points de vue, souhaits et propositions au même titre que les autres citoyens. L’objectif de ce Conseil est revendiqué en ces termes: «favoriser la constitution de la Cité interculturelle par la participation des citoyens immigrants, communautaires, extracommunautaires et apatrides qui sont des résidents permanents de la Commune de Palerme».
Un second outil politique essentiel a été élaboré dans le cadre d’une vaste consultation et de l’écriture collective d’un projet devenu en mars 2015 la «Charte de Palerme 2 value="2">Version originale en italien: www.comune.palermo.it/noticext.php?cat=1&id=6820; en français: www.mondialisations.org/php/public/art.php?id=38755&lan=FR», laquelle promeut une autre approche de la citoyenneté en général et du droit d’asile en particulier. « Il faut construire une nouvelle convivenza3 value="3">A la fois «cohabitation» et «convivialité». civile à partir des comportements quotidiens et non de déclarations idéologiques ou de procédés de simple assimilation. (…) Supprimer le permis de séjour revient à considérer les migrants comme des personnes, comme des êtres humains, à faire abstraction du document qui en établit le statut» : voilà ce qui est dit et mis en œuvre à Palerme, rien de moins.
Si l’on cherche un peu de dignité dans cette mer Méditerranée que l’on devrait plutôt renommer mer de l’Indignité, n’est-ce pas de ce côté-là qu’il conviendrait de se diriger? La dignité retrouvée des accueillants venant à la rencontre de la dignité des migrants?
Vous avez dignité? Prouvez-le donc!
Notes
*Philosophe, président du GERM (Groupe d’études et de recherches sur les mondialisations). Dernier ouvrage paru: L’Homme post-numérique, Ed. Yves Michel, 2015.