La finance comme enjeu de puissance
Début mars dernier, la Banque des règlements internationaux (BRI) à Bâle a émis un avertissement qui est resté largement inaperçu bien qu’il eût dû alarmer les médias et les observateurs. Dans un rapport intitulé «Un calme précaire fait place à des turbulences sur les marchés financiers»1 value="1">Rapport trimestriel BRI, mars 2016, www.bis.org/publ/qtrpdf/r_qt1603a_fr.pdf, la BRI s’inquiétait du fait que la croissance économique anémique, le colossal endettement des Etats, des entreprises et des ménages ainsi que le comportement erratique des marchés boursiers étaient en fait dus à la politique d’argent bon marché menée depuis des années par les banques centrales. Phrase toute simple mais qui renverse complètement le discours tenu jusqu’ici, à savoir que la politique de création monétaire était justifiée pour relancer l’économie. En clair: la politique des banques centrales est en train de conduire à la faillite au lieu de nous sauver!
A cela, il convient d’ajouter les ravages prévisibles, quoique jamais anticipés, de ce que notre consœur Myret Zaki décrit dans son livre sur la finance de l’ombre: 67 000 milliards de dollars créés à partir de rien par le système financier sont en train d’alimenter des fonds spéculatifs qui investissent dans toutes sortes d’instruments financiers opaques en dehors de toute instance de contrôle. L’équivalent du PNB mondial!
Que faut-il conclure de ceci? Plusieurs choses. Sur un plan purement économique, cela signifie que la prochaine crise financière est en préparation et que la bulle grossit, grossit et qu’elle finira par éclater aussi sûrement que la nuit succède au jour. Sauf qu’on ne sait pas si nous sommes à l’heure d’été ou à l’heure d’hiver. Accessoirement, on peut conclure que la politique de création monétaire entreprise depuis la crise de 1998 a manqué son but et qu’elle a même été sciemment détournée de ses objectifs déclarés – encourager la consommation finale et développer les investissements productifs des entreprises – pour engraisser les acteurs du secteur financier, en démultipliant la fortune des actionnaires et les salaires des CEO, au détriment des salariés, des fonctionnaires, des consommateurs, des jeunes en formation, bref de ceux qui travaillent et vont bientôt travailler.
De fait, cette politique a servi à renforcer la ploutocratie et à réduire encore un peu plus le pouvoir des citoyens et des contribuables. Car la finance est d’abord un pouvoir. Loin d’être neutre et objective, la main invisible du marché apparaît téléguidée. Rétrospectivement, la prétendue nécessaire indépendance des banques centrales – qu’on disait trop liées à des Etats soucieux de faire fonctionner la planche à billets pour éponger leurs déficits – n’a été qu’un instrument destiné à renforcer la collusion entre le monde de la finance privée et celui de la finance publique, pour le plus grand malheur des Etats et de la majorité des citoyens.
La science économique et la recherche universitaire, tout entières dévouées aux lobbies de la finance privée, n’ont fait que donner une caution scientifique à ce qui apparaît désormais comme une propagande intéressée et un combat mortel pour le pouvoir. L’idéologie libérale a ainsi interdit aux banques centrales de distribuer leur argent directement aux acteurs économiques de base, c’est-à-dire aux citoyens contribuables et aux PME, seuls capables de relancer la consommation, et par là l’emploi et la croissance. Ce qui fait que l’argent est allé directement dans les poches de ceux qui ont engendré la dernière crise et sont en train de préparer la suivante. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’opposition viscérale au revenu de base pour tous, qui serait pourtant une façon beaucoup plus efficace de relancer l’économie pour la Banque nationale, que de laisser les banques créer gratuitement leur propre monnaie, par toutes sortes d’effets de levier.
Conclusion, il devient essentiel de remettre les banques centrales au service des citoyens, des petites et moyennes entreprises et des Etats, plutôt que de les laisser agir au seul profit des banques, des fonds spéculatifs et des multinationales qui ont la faculté de lever des capitaux à travers les bourses et n’ont pas besoin de montrer patte blanche à des banquiers pour obtenir des crédits.
Et accessoirement, il devient plus que jamais nécessaire de comprendre que la finance, la monnaie, l’argent sont des instruments plus puissants que les armées pour affirmer sa domination et son pouvoir en dehors de ses frontières. A l’échelle internationale, le reste du monde a parfaitement compris que le dollar et l’euro, présentés comme de banals moyens de paiement destinés à faciliter les paiements et les échanges, sont en fait de puissantes armes servant à dominer l’autre et non à l’émanciper. C’est la raison pour laquelle la Chine, la Russie et les BRICs ont voulu créer leur propre banque d’investissement. Car ils savent que toute transaction en dollar peut, un jour, être utilisée contre eux par les Etats-Unis. Tout comme la Grèce a appris qu’un prêt en euro pouvait l’amener à capituler en rase campagne face à ses créanciers bruxellois.
La Suisse, qui vient de faire une cruelle expérience de soumission, devrait y réfléchir à deux fois avant de se revendre corps et âme aux intérêts de la finance dollarisée.
* Directeur exécutif du Club suisse de la presse.
Notes