Crépuscule de l’esprit citoyen
Les fêtes de Noël ont l’avantage de vous laisser le temps de lire des livres que vous n’auriez jamais eu l’envie de lire autrement. Je me suis donc retrouvé avec l’ouvrage de l’historien américain Ramsay MacMullen Le déclin de Rome et la corruption du pouvoir (Perrin 2012), dont la publication originale remonte à la fin des années 1980, soit à une époque où le déclinisme n’était pas du tout à la mode.
Fascinante lecture!
On y apprend ainsi que la chute de l’empire romain n’a pas été provoquée par les invasions barbares, comme on le croit communément, mais bien pour des causes internes: corruption des élites, privatisation du pouvoir et des fonctions publiques, trafics d’influence, vente des biens et services publics à des fins privées, le tout entrainant une détérioration constante des forces armées chargées de la défense.
Ce sont moins les attaques extérieures que la pourriture interne qui auront eu raison de la fin de Rome. C’est la faiblesse romaine plus que la force des Barbares qui a mis fin à la civilisation latine.
A la fin du IIe siècle après Jésus-Christ, l’empire connait une série de crises qui entraine une réorganisation de l’Etat, l’ouverture de la citoyenneté romaine aux peuples non-italiens avec l’édit de Caracalla en 210, puis la mise en place d’un système de gouvernement quadricéphale. Car l’empire est victime de son succès, comme l’Occident d’aujourd’hui: tout le monde veut devenir citoyen romain. Les barbares, ces «migrants» venus de l’est, rêvent de s’installer sur ses terres et d’accéder au roman way of life. A tel point qu’ils sont prêts à mourir pour cela et fournissent à Rome ses meilleurs soldats, alors que les Romains de souche ne songent qu’à s’enrichir sur le dos de l’habitant.
Le scénario est le suivant: plus l’empire est fragilisé, plus le pouvoir devient autoritaire et plus il est autoritaire, moins il contrôle ses provinces et ses peuples. Les empereurs sont contraints de privatiser les fonctions régaliennes – perception des impôts, gestion des villes et des provinces, approvisionnement des légions – à une bourgeoisie de hauts fonctionnaires qui ne songent qu’à s’enrichir. Les curies, soit les conseils municipaux et provinciaux, sont désertées parce qu’elles coûtent plus qu’elles ne rapportent. Il devient très difficile de trouver des gens capables pour s’occuper des services publics, maintenir les routes, les rues, les bâtiments publics et la sécurité alors qu’une élite richissime cumule les richesses et les pouvoirs.
Peu à peu, les fonctions publiques et les divers services du gouvernement se retrouvent quasi privatisés, les charges lucratives s’achetant et se transmettant de père en fils, quelle que soit la compétence des bénéficiaires. De leur côté, les officiers et les généraux ne pensent qu’à manipuler leurs effectifs pour empocher la différence sur la solde et l’approvisionnement; ils multiplient les permissions des soldats contre rémunération, quand ils ne vendent pas leurs armes à l’ennemi pour arrondir leurs fins de mois et s’acheter des grandes propriétés proches de leur cantonnement. Les prérogatives de l’Etat sont ainsi, lentement mais sûrement, vendues aux plus offrants, les profits retirés des fonctions publiques ne cessant d’augmenter pendant le Principat puis le Dominat.
Les inégalités se creusent terriblement et les riches soucieux du bien public et qui acceptent de jouer les mécènes pour loger l’armée et rénover ponts et aqueducs ne sont pas assez nombreux pour compenser les défauts d’une administration défaillante et de plus en plus incompétente. Des portions entières de l’Etat et de territoires sont peu à peu perdues, irrémédiablement.
Face aux envahisseurs, les célèbres légions romaines ne sont même plus capables de manœuvrer et l’efficacité de la défense repose de plus en plus sur des tribus barbares liées à Rome par des pactes qui leur donnent le statut d’alliés, de confédérés. Mais elles sont à leur tour victimes de la corruption ambiante: les alliés barbares sont trahis, ou achetés par la classe dominante pour renverser les empereurs jugés trop réformateurs.
Les Goths qui ont mis Rome à sac en 410, les Vandales qui ont ravagé l’Afrique en 430 et ceux qui ont mis fin à l’empire en 476 étaient en fait des alliés romanisés qui avaient lutté aux côtés de Rome avant de se sentir lâchés et de se payer sur la bête.
Tout cela ne vous dit rien? Vous avez raison: toute ressemblance avec des événements contemporains connus ne serait que purement fortuite.
* Directeur du Club suisse de la presse.