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Les personnes dont le marché du travail ne veut pas

SUISSE • Pour évaluer l’état du marché du travail, on se fonde sur le taux de chômage, qui ne prend en compte qu’une partie des demandeurs d’emploi. Les chômeurs en fin de droit, qui en sont exclus, ont vu leur nombre atteindre un pic l’an dernier.

En comparaison avec l’Europe, le chômage est faible en Suisse. La force du franc n’y changera rien à moyen terme. Pour expliquer cette situation, on invoque souvent la compétitivité de la Suisse et sa politique libérale en matière de marché du travail. On déclare, avec fierté, que l’offre et la demande régulent seules le marché du travail, qui ne connaît pas de salaires minimaux et de réglementations analogues. Toutefois, plus de 3000 personnes arrivent en fin de droit chaque mois et disparaissent de la statistique du chômage sans avoir trouvé un nouvel emploi. Nombre d’entre elles ne reviendront plus jamais sur le marché du travail ou elles occuperont plus souvent que la moyenne des emplois précaires.

Le taux de chômage tient compte des personnes sans emploi qui sont inscrites auprès d’un Office régional de placement (ORP). Il y en avait environ 150 000 fin 2014. Pour décembre 2014, le taux de chômage moyen était de 3,2%. Mais ces chiffres ignorent les quelque 100 000 personnes sans emploi qui ne sont pas inscrites auprès d’un ORP. Ce sont soit de chômeurs en fin de droit, soit des personnes, principalement des femmes, qui recherchent un emploi après avoir renoncé à exercer une activité lucrative durant un certain temps. En 2014, le taux de sans-emploi s’est élevé en moyenne à 4,5%, il était donc sensiblement supérieur au taux de chômage. Cet écart est gênant et l’augmentation constante du taux de sans-emploi ces dernières années inquiétante. En se concentrant sur le taux de chômage, on perd souvent cette réalité de vue.

Arrive en fin de droit la personne qui a perdu son travail, s’est inscrite auprès d’un ORP et n’a pas retrouvé un emploi dans une période de deux ans. Le nombre de chômeurs-ses arrivant en fin de droit n’a cessé d’augmenter ces dernières années. En 2014, ils étaient plus de 3000 chaque mois (environ 36 000 pour l’ensemble de l’année). C’est un niveau record depuis 2005. Leur nombre a presque doublé depuis 2008. Les personnes de plus de 45 ans, sans formation scolaire post-obligatoire, qui n’ont pas la nationalité suisse, les femmes et les personnes seules sont plus touchées que la moyenne.

Il est réjouissant qu’environ la moitié des personnes arrivées en fin de droit retrouvent un travail durant l’année qui suit. Il est en principe plus facile pour les jeunes d’entrer à nouveau dans la vie active. Plus la période après la fin de droit de chômage se prolonge, plus la réinsertion professionnelle devient difficile. En outre, un retour au marché du travail ne met souvent pas fin à la précarité. Les statistiques montrent que les personnes qui entrent à nouveau dans la vie active après être arrivées en fin de droit ont souvent des rapports de travail peu sûrs. Plus souvent que la moyenne, elles travaillent sur appel ou occupent des emplois temporaires, sous contrats de travail à durée déterminée, prennent une retraite anticipée alors qu’elles ne le souhaitent pas ou exercent une activité à temps partiel. Environ la moitié des personnes qui étaient en fin de droit et qui travaillent à temps partiel souhaiteraient augmenter leur taux d’activité. Cette proportion est 2,5 fois plus élevée que pour l’ensemble des actifs travaillant à temps partiel. Le nombre de personnes en sous-emploi parmi les anciens chômeurs en fin de droit est donc relativement élevé et leur revenu est sensiblement plus faible. Seul un tiers de ceux qui ont retrouvé un travail cotisent régulièrement au deuxième pilier (contre 61% pour l’ensemble de la population active).

Il est fréquent que le chômage en fin de droit débouche sur la précarité et même, dans quelques cas, sur la pauvreté. Ainsi, les chômeurs-ses en fin de droit ont besoin plus que la moyenne de prestations d’assistance: 45% bénéficient d’une réduction des primes de caisse-maladie (contre 24% pour l’ensemble de la population), 14% touchent l’aide sociale ou des aides individuelles au logement (contre 2%). La précarité n’a cependant pas qu’un impact sur la vie actuelle des personnes concernées. Les chômeurs-ses en fin de droit qui ont besoin de prestations d’assistance devront très vraisemblablement toucher plus tard des prestations complémentaires à l’AVS. Une intégration durable sur le marché du travail, avec un salaire qui permet de vivre, des conditions de travail correctes et un perfectionnement continu, n’est donc pas seulement une stratégie de lutte contre la pauvreté actuelle mais aussi un moyen de prévenir la pauvreté lors de la retraite.

Les professionnels des ORP et les assistants sociaux qui, aujourd’hui déjà, suivent intensément les chômeurs-ses, notamment ceux qui sont âgés, en vue de bien les réintégrer, ne sont pas les seuls à être sollicités. On demande également aux employeurs de ne pas tirer profit de la précarité des personnes en fin de droit mais de leur offrir la chance de voler de leurs propres ailes, en leur versant des salaires qui permettent de vivre et en proposant des conditions de travail correctes, aujourd’hui et à l’avenir. Il faut également que le Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO) et l’Office fédéral de la statistique (OFS) apportent leur contribution à une évaluation réaliste du marché du travail. Ils doivent non seulement publier régulièrement les chiffres du chômage mais aussi diffuser de manière active et large des chiffres sur les sans-emploi et les statistiques sur les arrivées en fin de droit. Ce n’est qu’ainsi que le public aura une image réaliste de l’état de l’économie suisse. Une analyse systématique du nombre de chômeurs en fin de droit permet la détection précoce de problèmes structurels et la mise en place de mesures ciblées de lutte contre la pauvreté à long terme.
 

* Responsable du secteur politique sociale de Caritas Suisse.

Opinions Agora Bettina Fredrich

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