Contrechamp

Je ne suis pas raciste, mais…

SCIENCES SOCIALES (1/3) • Un collectif de recherche propose une série d’articles critiques sur l’émission «Specimen» de la RTS (lire ci-dessous). Le premier volet est consacré à l’émission du 9 octobre 2013 intitulée «Je ne suis pas raciste, mais…». Si la volonté affichée est de montrer que personne n’est à l’abri des préjugés et stéréotypes, le reportage constitue en fait une justification particulièrement sournoise de l’idéologie raciste contemporaine.
«POINT DE VUE»

Toute activité humaine se manifeste physiologiquement dans notre organisme. Lorsque nous exprimons notre fatigue en bâillant, il est exact d’affirmer que la dopamine entre en jeu. Cependant, décrire le mécanisme du bâillement, ce n’est pas expliquer la fatigue. Celle-ci, pour être comprise, voire supprimée, doit être rapportée à ce qui la cause, par exemple le fait de n’avoir pas assez dormi ou d’avoir trop travaillé. Accuser la dopamine ne sert à rien.

L’émission Specimen procède pourtant de la sorte, confondant l’effet et la cause de nos comportements. Dès l’introduction, le racisme est réduit à certaines de ses expressions: les préjugés et les stéréotypes. Il est ensuite expliqué que ces derniers trouveraient leur origine dans l’amygdale qui s’active lorsqu’une personne ressent une «peur de l’Autre». Si on voulait bien admettre que le racisme ne se résume pas à de la peur, mais prend communément la forme du mépris et d’un sentiment de supériorité, faudra-t-il aller chercher les explications de telles attitudes dans une nouvelle zone de notre cerveau? Cette erreur scientifique, appelée naturalisation, se révèle lourde de conséquences politiques.

La focalisation sur les stéréotypes est sans doute due au choix de la discipline des expert-e-s: la psychologie sociale et cognitive. Si son apport est riche d’enseignements sur les mécanismes cognitifs, il ne faut pas oublier que les préjugés sont avant tout un phénomène social. Ce n’est pas dans le cerveau qu’on va les trouver, mais dans le contexte de vie des témoins et personnes cobayes. Dans ce cas, il s’agit de la politique suisse à l’égard des étrangers, de la stratification de la population, de l’histoire de l’idéologie raciale et de la circulation persistante de l’imaginaire colonial. Il est impossible de comprendre pourquoi une fillette est traitée de «péril jaune» dans une école genevoise à la fin des années 1970 (exemple de l’émission) sans mettre en rapport cette insulte avec le contexte médiatique dans lequel sont pris ses camarades, tel que le succès des initiatives populaires xénophobes. Comme l’affirme d’ailleurs une psychologue sociale: «L’Autre [n’est] pas au début du processus, mais plutôt à son terme»1 value="1">Margarita Sanchez Mazas, Racisme et xénophobie, PUF, 2004..

Naturalisation d'un phénomène social

La surreprésentation dans l’émission de deux sous-disciplines, la neuro-psychologie et la psychologie évolutionniste, a pour conséquence de rapporter systématiquement toute attitude ou représentation racistes à leur seule manifestation cérébrale. Donnant l’impression que les stéréotypes et les préjugés sont naturels, le montage de l’émission repose sur plusieurs postulats plus ou moins implicites: le fait qu’il existe une nature humaine immuable, le fait que chaque personne s’identifie selon son groupe phénotypique et le fait que nous sommes toutes et tous à égalité face aux préjugés. Afin de bien faire comprendre qu’un cerveau normal produit des préjugés, l’émission nous présente un contre-exemple: les personnes présentant le syndrome de Williams, qui elles, en raison de leur déficience mentale, seraient incapables d’en avoir.

Roland Maurer, un des experts interrogés, affirme: «on catégorise toujours bien sûr (…) c’est une machine (le cerveau) qui doit être efficace, elle est extrêmement coûteuse, elle coûte 25 watts, un quart de notre énergie sert uniquement à alimenter notre cerveau. Or vous ne pouvez pas gaspiller ce truc-là. Donc il faut avoir des systèmes qui ont été mis en place par l’évolution, qui rendent cette machine efficace (…) et c’est ça qui a donné la catégorisation, on travaille vite, on travaille moins bien mais on travaille vite et c’est ça qu’il faut!» Le montage de ces propos dans l’émission ne permet qu’une conclusion possible: la production de préjugés est la conséquence d’un fonctionnement efficace, normal et souhaitable du cerveau humain. Cela n’empêche pas l’éthologue de conclure, sur une note optimiste et contre toute évidence, que le racisme tend aujourd’hui à disparaître du fait que les frontières entre «Nous» et les «Autres» tendent à s’atténuer. Quand on rapporte ce constat aux dernières votations sur l’«immigration de masse» en Suisse, on se demande si c’est bien vers l’abattement des frontières qu’on se dirige…

Essentialisation

L’émission semble reposer sur le postulat d’identification des individus à des groupes phénotypiques (couleur de peau et autres traits physiques visibles). Les individus auraient naturellement un comportement favorable à l’égard de leur groupe et défavorable à l’égard des autres.

L’une des enquêtes répliquées dans l’émission est particulièrement significative et problématique. On montre à un enfant au phénotype asiatique (ou métis) deux images d’un garçon: l’un Blanc, l’autre Noir. On lui demande successivement: «qui est le garçon beau, gentil, propre (…)?». Il indique à chaque fois l’image représentant le garçon Blanc. Ce résultat ne semble pas intriguer le narrateur. Il faut pourtant s’étonner que l’enfant s’identifie à l’image du garçon Blanc, alors que lui-même ne l’est pas. C’est l’indice que la façon dont un cobaye qualifie un individu dépend des rapports de domination et des représentations raciales de la société dans laquelle il vit. Ayant assimilé depuis tout petit que les personnes blanches seraient plus belles et meilleures que les non-blanches, un enfant non-Blanc interrogé va très probablement leur attribuer les qualités positives et vouloir s’identifier à elles. Ce phénomène est appelé «racisme intériorisé». C’est d’ailleurs cette explication qui est donnée au moment où cette même expérience est menée aux Etats-Unis auprès de jeunes enfants Noir-e-s. Dans ce cas, le narrateur n’hésite pas à invoquer le racisme pour expliquer ces résultats, alors qu’il est passé sous silence à propos des expériences menées à Genève. De plus, mener des expériences sur des enfants sous prétexte qu’ils seraient plus proches d’une nature humaine préhistorique, puis généraliser ces résultats à un comportement universel est tout sauf objectif.

A égalité face aux préjugés?

L’émission nous martèle que nous avons toutes et tous des préjugés. En seraient victimes autant le présentateur désigné comme un «bobo quadragénaire» que la personne traîtée de «sale Rom». C’est pourtant la différence entre ces jugements qui est cruciale pour comprendre la relation entre les préjugés et le racisme. Dans le premier cas, la position à forte valeur sociale de la personne n’est pas menacée par cette insulte. Dans le deuxième, l’insulte renvoie la personne à une réelle discrimination subie au quotidien. Si nous avons bel et bien des préjugés, nous ne sommes pas à égalité face à leurs effets. L’émission occulte cette asymétrie, ce qui est un procédé couramment utilisé pour dénier l’existence du racisme2 value="2">Dans ces conditions, faut-il s’étonner du fait que cette émission figure en lien sur la page facebook du groupe fasciste romand Egalité & Réconciliation?.

Utilisation du terme «race»

Il est consternant de voir à quel point, dans cette émission à destination du grand public, le terme «race» est prononcé sans jamais être défini. Or, si les sciences ont établi depuis plus de soixante ans que les «races» n’existent pas, ce terme a tout de même un effet concret sur le réel à chaque énonciation: il façonne les stéréotypes et les préjugés. En mobilisant le terme sans prendre position, l’émission nourrit la croyance selon laquelle il y aurait des races humaines.

Une téléspectatrice nous a fait part de sa réaction qui résume bien l’impression qu’on peut avoir après le visionnement de cette émission: «J’ai appris que je souffrais en fait d’une maladie mentale – dont je n’ai évidemment pas été capable de retenir le nom, quel dommage – qui me rendait ouverte d’esprit et me permettait de ne pas discriminer mes semblables. Quelle bonne nouvelle! J’ai aussi appris que tous les gros cons que j’ai croisés jusqu’ici n’étaient ni racistes, ni sexistes, ni homophobes, mais qu’ils avaient simplement des préjugés. En plus, les préjugés, on n’y peut rien, ce n’est pas de notre faute! C’est une autre très bonne nouvelle!»

Un Specimen plus faux que nature

Nous ouvrons ici une série de trois articles consacrés à l’émission de vulgarisation scientifique Specimen, diffusée par la RTS. Malgré sa volonté louable de «déchiffrer nos comportements quotidiens»3 value="1">www.rts.ch/emissions/specimen, cette émission reproduit largement le sens commun qu’elle prétend analyser.

Programmée depuis avril 2010, Specimen a remplacé l’émission Scènes de Ménage, qui traitait déjà des faits et relations de la vie quotidienne, mais en y ajoutant le vernis du sérieux scientifique, notamment en «explorant le cerveau». Faisant peu de cas des nombreuses controverses qui devraient inciter à la prudence lorsqu’il s’agit de comprendre nos comportements à l’aide de la «nature», que ce soit par des apports biologiques ou des comparaisons inter-espèces, les trois émissions que nous avons choisi d’analyser échouent largement à expliquer quoi que ce soit, et ne font qu’alimenter la confusion ambiante à propos des thèmes abordés.

A ces enjeux scientifiques s’ajoute un problème politique de taille: présenter des comportements sociaux comme étant «naturels» revient le plus souvent à les décrire comme immuables et donc à les justifier. Il en résulte un étalage constant de préjugés et de stéréotypes, souvent avec une violence qui n’a d’égale que la légèreté du propos et la dénégation de toute responsabilité de la part des personnes en charge de l’émission. Ce déni a pu s’observer dans une table ronde à l’université de Genève en décembre 2013, lorsque le Bureau de l’égalité a cru bon d’inviter les producteurs de l’émission, leur conférant ainsi une légitimité académique. L’émission sur l’homosexualité a donné lieu à une lettre de protestation d’associations LGBT adressée à la RTS, laquelle n’a pris aucune mesure. Quant à l’émission extrêmement problématique consacrée au racisme, elle a été récemment diffusée dans le cadre de… la Semaine contre le racisme.

Malgré l’indigence de son contenu, Specimen semble donc exercer une certaine puissance de persuasion. Intrigué-e-s, mais aussi révolté-e-s par le peu de réactions qu’elle a suscité, nous avons entrepris collectivement une démarche à la fois analytique et engagée, trouvant son origine dans un enseignement consacré à la naturalisation des faits sociaux, ainsi que dans un groupe de recherche sur les questions post-coloniales. Sur les 26 reportages de Specimen, nous en avons sélectionné trois, particulièrement porteurs d’enjeux politiques, puisqu’ils véhiculent des propos et nourrissent des représentations sexistes, racistes et homophobes. Des versions plus élaborées et référencées de ces trois analyses sont disponibles en ligne4 value="2">Le dossier complet peut être téléchargé à ces adresses: http://nomoslab.com/un-specimen-plus-faux-que-nature ; www.alambic.ch/specimen ; https://collectifafrowiss.wordpress.com/22-2/ et sur www.lecourrier.ch/specimen.

Par le collectif de chercheur-e-s en sciences sociales: Alessandra Cencin, Nicolas Leresche, Mélanie Pétrémont, Elena Rocco, Yelena Saltini et Christian Schiess.
 

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