Contrechamp

A la voile pour cartographier les océans

Aujourd’hui, 13 avril, le voilier «Fleur de Passion» de la fondation genevoise Pacifique s’élance de Séville pour un tour du monde de quatre ans dans le sillage de Magellan. «The Ocean Mapping Expedition» verra la mise en œuvre de programmes scientifiques, culturels et socioéducatifs.
A la voile pour cartographier les océans
Embarquée pour quatre ans dans le sillage de Magellan à bord du Fleur de Passion FONDATION PACIFIQUE
Expédition

En ce début de XXIe siècle, quelle est notre île aux Epices? Quelle est cette richesse plus précieuse que l’or que nous partons chercher sur et par-delà les océans? Richesse matérielle? Richesse spirituelle? Cette interrogation est au cœur de «The Ocean Mapping Expedition», qui s’élance aujourd’hui de Séville. Elle anime tout autant l’équipage de Fleur de Passion, vieux gréement de 33 mètres et plus grand voilier battant pavillon suisse, que celles et ceux qui, au sein de la Fondation Pacifique à Genève, assurent la logistique de cette entreprise dont la genèse s’inscrit dans le nom même de la fondation. La question figure, avec d’autres encore, dans un Manifeste Magellan qui sert de fil rouge à l’expédition, partie pour quatre ans dans le sillage du célèbre navigateur portugais, quelque 500 ans après ce qui fut le premier tour du monde.

En 1519, Fernand de Magellan avait pris la mer pour le compte de la couronne espagnole dans le but de trouver une route maritime par l’ouest vers ce qu’on nommait alors l’île aux Epices, objet de toutes les convoitises dans l’archipel indonésien des Moluques. Il allait en résulter la découverte d’un passage qui porte désormais son nom, tout au sud du continent américain. Et celle d’un océan beaucoup plus vaste et moins calme que le navigateur ne le crut, malgré le nom de «Pacifique» dont il le baptisa. L’expédition de Magellan – revenue à Séville en 1522 sans lui, tué aux Philippines – allait surtout permettre de révéler un monde beaucoup plus vaste qu’on ne le pensait à l’époque.

«Partir dans le sillage de Ferdinand de Magellan, c’est d’une certaine manière renouer avec l’esprit des grandes découvertes des siècles passés qui continuent à frapper l’imaginaire», reconnaît Pietro Godenzi, président et membre fondateur de la Fondation Pacifique, mais en se gardant bien d’en faire une représentation fantasmée et idéalisée: «Il ne s’agit pas non plus de vouloir reproduire un chapitre de l’histoire humaine appartenant au passé.» Mais alors quoi?

«The Ocean Mapping Expedition» est modestement «un prétexte pour observer les océans tels qu’ils sont aujourd’hui dans leur beauté et dans leur fragilité, de prendre conscience de leur état et de l’impact que les hommes ont sur eux, poursuit Pietro Godenzi, par ailleurs skipper du voilier au départ de Séville. Elle se veut l’occasion de questionner le monde, de réfléchir aux enjeux environnementaux et à la place ainsi qu’aux actions de l’homme sur terre, à la lumière de quelques-uns des grands thèmes intemporels qui traversent les époques: la quête de savoir et de découverte, mais aussi, à l’inverse, la capacité que peuvent déployer les hommes à ne pas savoir ou ne pas vouloir savoir; l’accès aux richesses et leur répartition; l’esprit de conquête territoriale, commerciale, culturelle, idéologique; l’irrépressible recherche de pouvoir et de domination, mais aussi la quête d’un mieux vivre ensemble, le rêve utopique d’un monde en paix, désarmé comme l’a été un jour Fleur de Passion au terme de sa vie militaire. « L’histoire du bateau n’est pas banale et mérite qu’on s’y arrête, car elle compte pour beaucoup dans l’âme de l’expédition.

Avant d’être un voilier et de porter ce nom, le porte-drapeau de la fondation a été un Kriegsfischkutter (KFK), bateau à moteur de la Marine de guerre allemande construit en 1941 et dévolu à des activités de défense côtière, de pose de mines ou de ravitaillement de sous-marins. Survivant de la Seconde Guerre mondiale, il a été cédé à la Marine française qui l’a utilisé pendant une trentaine d’années, avant de le désarmer dans les années 1970 et de le vendre à un particulier. Lequel l’a alors gréé à la voile en ketch et baptisé de son nom actuel en référence à celui du roman Le bateau qui ne voulait pas flotter de l’écrivain canadien Farley Mowat. Ce nouveau Fleur de Passion, lui, voulait décidément flotter! Jusqu’au milieu des années 1990, il a sillonné la Méditerranée et l’Atlantique dans le cadre de projets socio-éducatifs et scientifiques, déjà. Son destin pacifique était en marche. Racheté en 2002 par l’association genevoise Pacifique créée pour l’occasion, il a été entièrement restauré de 2003 à 2009 dans le but de prolonger ce nouveau destin.

De 2015 à 2019, dans un esprit pluridisciplinaire et de partage de l’expérience, de rencontre et d’échange, de passerelles jetées entre les continents et les gens, «The Ocean Mapping Expedition» s’articulera autour de trois pôles – scientifique, socio-éducatif et culturel. Elle verra la mise en œuvre de plusieurs programmes que seul permet un bateau comme Fleur de Passion, voilier au rythme lent et silencieux mu par la seule force du vent et nécessitant pour être manœuvré à la main de travailler ensemble.

Dans le registre scientifique, le programme «20 000 sons sous les mers» en partenariat avec le biologiste et ingénieur Michel André, directeur du Laboratoire d’applications bioacoustiques (LAB) de l’Université polytechnique de Catalogne à Barcelone, contribuera à cartographier la pollution sonore des océans. Son nom est un clin d’œil revendiqué tant à l’esprit d’exploration et visionnaire de Jules Vernes qu’au livre – puis documentaire – Le monde du silence, l’un des jalons de la légende Cousteau remontant aux années 1950, quand les océans étaient à ce point méconnus qu’on les croyait silencieux.

Bien au contraire, l’environnement marin est rempli de sons naturels (animaux, éruptions ou tremblements de terre sous-marins), mais aussi d’origine humaine. Les effets cumulés du transport maritime, des sonars militaires ou de la prospection pétrolière et gazière ont contribué à la très forte hausse du niveau sonore des océans depuis un siècle, jusqu’à former selon les régions un véritable «smog» acoustique. Or de nombreux organismes marins ont besoin de communiquer pour chasser, trouver un partenaire et se reproduire, se repérer. Aussi, l’ampleur avec laquelle cette «pollution» sonore d’origine humaine affecte l’environnement et la vie marines est une question suscitant depuis quelques années une très grande préoccupation de la part de la communauté scientifique, qui cherche à mieux comprendre le rôle de la production de ces bruits d’origine humaine et de leur perception sur le comportement, la physiologie et l’écologie des organismes marins. C’est tout le sens du programme «20 000 sons sous les mers» que d’y contribuer.

«Pour la première fois, un bateau va être équipé en permanence de capteurs basés sur la plus récente technologie et va ainsi procéder à une cartographie acoustique des océans à une échelle jamais réalisée jusqu’à présent», explique Michel André. Le programme «20 000 sons sous les mers détectera et classifiera automatiquement les sons – naturels et d’origine humaine – tout au long du périple de Fleur de Passion et les enverra en temps réel à terre aux chercheurs du LAB, en même temps que ces sons et les images sous-marines des caméras embarquées sur les capteurs alimenteront le site web de l’expédition.

«Le flux continue de données acoustiques sera analysé pour comprendre les défis auxquels les océans font face aujourd’hui et aidera la communauté scientifique aussi bien que les pouvoirs publics à favoriser de la part des utilisateurs des océans une approche et des pratiques responsables», ajoute le scientifique. En d’autres termes, «20 000 sons sous les mers» se veut le vecteur de nouvelles prises de conscience et le catalyseur de nouvelles applications techniques à inventer pour que les océans retrouvent un peu de quiétude. Et avec eux les créatures qui les peuplent!

Le programme scientifique «Micromégas», en partenariat avec l’association suisse Oceaneye basée à Genève, consistera quant à lui à effectuer des prélèvements réguliers d’eau de mer pour évaluer la teneur en polluants plastiques. Les échantillons permettront d’alimenter les recherches menées par Oceaneye et seront analysés en collaboration avec le Laboratoire central environnemental de l’EPFL.

«Le tour du monde de Fleur de Passion représente une formidable opportunité d’obtenir des échantillons en provenance des trois océans Atlantique, Pacifique et Indien, explique Pascal Hagmann, directeur exécutif d’Oceaneye. Ceci nous permettra de générer de nouvelles données qui viendront compléter celles issues de nos campagnes de 2011 et 2012 en mer Méditerranée occidentale, et celles de 2013 et 2014 dans la partie Est du waste patch (zone de déchets marins, ndlr) de l’Atlantique nord. Elles permettront d’établir de nouvelles études de pollution de ces trois océans, de chiffrer le niveau de pollution et de démontrer son importance réelle.» Le résultat de ce suivi cartographique de la pollution par les composants plastiques sera transmis au Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE).

Le nom du programme «Micromégas» – pour micro-déchets/méga-enjeux – s’inspire du conte philosophique de Voltaire, dont le personnage voyage «de planète en planète au gré des forces naturelles pour achever de se former l’esprit et le cœur». Dans le chapitre 7, il est question de cette paix qui règne dans l’univers extra-terrestre du héros et de sa surprise d’apprendre que sur terre, au contraire, «100 000 fous» en tuent 100 000 autres et que le phénomène est «de temps immémorial». Autre écho à la Fondation Pacifique… Cette référence littéraire, tout comme l’indignation de Micromégas, nous amène aux deux autres volets du tour du monde, culturel et socio-éducatif.

Le programme «Dans le miroir de Magellan» consistera à accueillir une douzaine de dessinateurs de BD suisses et internationaux qui se succèderont pendant une à trois semaines pour raconter sur le mode du récit de voyage l’expédition et la vie à bord à la lumière de ce que fut l’expédition d’il y a 500 ans. Parmi ces dessinateurs figurent les genevois Zep, parrain de la fondation, Matthieu Berthod, qui a embarqué à Séville, et Tom Tirabosco, qui lui succèdera dans l’été. Suivront des Français, Italiens, Espagnols et peut-être même un Américain, un Japonais et d’autres encore, dont le travail constituera matière à publications et à expositions.

Enfin, on peut toujours se désoler de l’état de la planète, mais peut-être est-ce à l’homme qu’il faut s’intéresser en priorité si l’on prétend infléchir le cours des choses. C’est toute l’ambition du programme socio-éducatif «Jeunes en mer». Il permettra d’accueillir chaque année plusieurs dizaines d’adolescents et de jeunes adultes de Suisse romande dans le cadre de séjours de réinsertion ou d’expérience de la vie en mer, en groupe ou individuellement, comme mousses intégrés à l’équipage. Que ce soit pour une semaine, un mois ou plusieurs, tous embarqueront comme équipiers à part entière à bord d’un voilier dédié au «travailler ensemble» dans le but d’éprouver les exigences de la vie à bord. Pour ceux d’entre eux qui connaissent un parcours de vie chahuté, l’objectif est de passer un cap pour se forger un horizon prometteur et prendre ainsi un nouveau départ une fois de retour à terre. Dans le même esprit, l’expédition se veut non pas exclusive mais ouverte à quiconque veut embarquer pour l’aventure, qu’il soit marin ou néophyte, jeune ou moins jeune; à quiconque souhaite aller à la découverte du grand large, des autres et de soi-même. Cartographier et se cartographier, d’une certaine manière… Chercher sa propre «île aux Epices» intérieure…

* Membre fondateur de la Fondation Pacifique. Pour suivre l’expédition: www.omexpedition.ch

Opinions Contrechamp Samuel Gardaz Expédition Fleur de passion

Connexion