Chroniques

Sacro-saint

Mauvais genre

Manuel Valls «veut sanctuariser le régime des intermittents du spectacle». C’est Le Monde du 7 janvier qui nous l’apprend, en précisant que le retour aux 507 heures de travail en 12 mois (au lieu de 10) pour avoir droit au chômage «n’est plus un tabou». Et voilà deux mots lâchés, deux de ces mots dont les politiques raffolent depuis quelque temps, et qui rendent à la République toute sa dignité en y introduisant un soupçon de religieux.

Encore faut-il savoir les utiliser à bon escient. Car dans le cas du verbe sanctuariser comme du substantif tabou, on a affaire à la même idée: à quelque chose à quoi l’on ne peut toucher. On ne profanera pas le sanctuaire, on ne le violera pas; on reculera devant le tabou, on respectera son caractère sacré. Or en bonne politique, bien au contraire, le tabou est précisément ce qui doit sauter. Cela concerne toutes les protections sociales, le travail nocturne ou dominical, le salaire minimal, les droits syndicaux… Dans ces cas-là, il faut savoir se montrer sans tabou, s’affranchir des vieux interdits, prouver qu’on est des êtres libres: donc libéraliser. Ou opérer une reculade avec élégance: reconnaître que le statut imposé aux intermittents n’a apporté aucune des économies qu’on disait inévitables. Le principe intangible auquel on s’accrochait depuis 2003 est alors jeté comme un froc aux orties.

Plus de tabou, donc; mais pour conserver toute la mâle énergie du verbe, on sanctuarisera. Lorsqu’il apparaît au début des années 1980, ce néologisme désigne la dissuasion nucléaire qui rendrait inviolable un territoire; faute d’un Dieu protecteur du Souverain ou de la Nation, comme aux meilleurs moments de l’Histoire, on aura le Saint Atome, par la grâce d’une métaphore. Mais en société libérale, tout bon sanctuaire a la forme d’une tirelire. On assiste ainsi à un déplacement du sens, dans les dictionnaires: le verbe en vient à s’appliquer à l’eau, par exemple, bien précieux comme on sait, qu’il importe de ne pas gaspiller. La sanctuariser, c’est lui reconnaître toute sa valeur, et par conséquent enfreindre le tabou de sa gratuité en faisant payer pour son usage; mieux: en la privatisant. Le Wiktionnaire nous fournit d’autres expressions de même nature, comme «sanctuariser la télévision payante» ou les crédits de recherche; le sacro-saint a ici pour fonction de souligner la détermination de nos édiles dès qu’il s’agit de gros sous.

Il faut dire que le sacré lui-même revient en force, dans tous les domaines, et bien évidemment dans celui auquel il est primordialement attaché. Avec les attentats parisiens, on a pu entendre le terme jusque dans de très jeunes bouches; donner forme visible, fût-ce fictivement, au visage du Prophète, c’est toucher au sacré. Ces écoliers musulmans expriment là une conviction religieuse, telle qu’elle leur a été enseignée. Ce qui me surprend, c’est qu’un pasteur genevois, dans son blog, leur emboîte le pas, en reprochant à Charlie Hebdo d’avoir récidivé. Car il ne dénonce pas le caractère unilatéral des attaques contre les musulmans, ou l’absence de finalité autre que l’injure dans certaines caricatures: il demande qu’on respecte le sacré d’autrui. Or sa propre religion s’est notamment constituée, à l’intérieur du christianisme du temps, par une désacralisation: avec la Réforme, le lieu de culte, les officiants, le pain et le vin eux-mêmes (devenus symboles) perdent leur nature sacrée. Mais surtout, si les Ecritures sont encore saintes, elles ne sont plus sacrées: on peut écarter certains textes, remettre en question certaines lectures. En demandant de s’incliner devant les croyances d’un groupe religieux (quel qu’il soit au demeurant), on fait comme s’il était incapable de se remettre en question, de s’interroger sur ses dogmes ou ses pratiques; comme s’il ne pouvait évoluer, s’inspirer du mouvement de prise de distance qui s’est opéré en Occident depuis le début du XVIe siècle. C’est le meilleur moyen pour créer des blocs, étanches au mieux, hostiles au pire.

Le 26 janvier dernier, un de mes confrères de rubrique donnait pour titre à sa chronique: «les musulmans, nouveaux juifs», créant ainsi un curieux amalgame. Car les «juifs» des délires antisémites qui ont conduit aux fours crématoires étaient ainsi condamnés indépendamment de leurs croyances – du seul fait d’avoir «une goutte de sang juif», comme on disait. Avec les musulmans, en revanche, et à la différence des «Arabes» ou des «Noirs», on a affaire à un ensemble de personnes qui sont censées adhérer de leur plein gré à une foi religieuse. Il me semble qu’on est alors en droit de les interroger sur ces convictions; qu’on a même le devoir de les inviter à les remettre en question quand elles deviennent assassines.

Avoir des principes qu’on défend est absolument essentiel. Mais la vie dans une société plurielle me paraît impliquer le renoncement au sacré, comme à toute forme de «sanctuarisation» qui figerait, sans plus les soumettre à discussion, la loi, la foi, voire des populations entières.

 

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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