Contrechamp

Les premiers populismes

POLITIQUE (1/3) • Terme dont le sens et l’usage ont évolué au fil du temps, le populisme n’a pas toujours été réactionnaire ou conservateur. Un détour historique permet d’appréhender la complexité du vocable, à la lumière de ses origines hétérogènes.
Convention du People’s Party à Columbus (Nebraska) LDD

ELISE BUCLIN, VINCENT VANDIERENDOUNCK, THIBAUT MENOUD, LYDIA WEYRICH, MARINA UKAJ*
Pour comprendre ce qu’est le populisme aujourd’hui, il est nécessaire de connaître son histoire. Plus précisément, l’histoire du terme et de ses usages nous aidera à mieux comprendre les différents sens qu’il a recouverts au fil des ans. Dans le Trésor de la langue française par exemple, la première définition du populisme ne fait pas référence à un mouvement politique, mais à un courant littéraire lancé dans les années 1930 par Léon Lemonnier et Auguste Thérive. L’école du «populisme littéraire» prônait une écriture réaliste pour dépeindre la vie des milieux populaires, et s’opposait aussi bien au snobisme de la littérature bourgeoise qu’à la littérature prolétarienne liée au Parti communiste.

En 1907, le terme «populiste» est pourtant déjà apparu en France. Il désigne alors, toujours selon le même Trésor de la langue française, un «membre d’un parti prônant des thèses de type socialiste (en Russie)». C’est une référence directe au mouvement politico-social du narodnichestvo lancé par certains membres de l’intelligentsia russe dans les années 1860. A cet exemple-là, il faut encore ajouter le mouvement populiste américain, qui apparaît à la fin du XIXe siècle, puis les expériences populistes en Amérique latine au milieu du XXe siècle. Ces trois mouvements populistes sont généralement considérés comme les principaux exemples historiques du phénomène, et constituent des modèles de populisme très différents de ce que l’on entend aujourd’hui avec ce terme. Y revenir permet de modifier l’appréhension habituelle du populisme, tout en mettant en lumière certaines des caractéristiques d’un concept politique qui, quoi qu’on fasse, demeure très complexe.

Critique du capitalisme
En Russie, suite à l’abolition du servage, le mouvement populiste naît de la volonté de certains penseurs de renverser le tsarisme, avec la certitude qu’il serait possible de passer directement d’une société féodale à une société socialiste, sans connaître au préalable une phase capitaliste comme dans les pays industrialisés, en s’appuyant sur les structures sociales traditionnelles de la paysannerie russe. C’est d’ailleurs un point sur lequel Lénine critiquera très durement les populistes russes plus tard.

Aux Etats-Unis, le mouvement populiste s’incarne dans deux organisations, le People’s Party, lui-même issu de la Farmers’ Alliance. Cette dernière est un mouvement économique agrarien fondé sur des coopératives qui s’est développé dans les années 1880 et qui avait pour but de mettre fin au crop-lien system (un système de crédit gagé sur la récolte à venir), néfaste pour les petits agriculteurs. Elle réunissait des fermiers qui venaient principalement de l’Ouest et du Sud des Etats-Unis. La Farmers’ Alliance s’engage en politique en créant en 1892 le People’s Party. Selon l’historien Lawrence Goodwyn, leur objectif politique général était d’offrir à chacun «le degré d’autonomie auquel les citoyens avaient le droit d’aspirer en tant que membre d’une société industrielle avancée». Pour cela, le parti développe un programme très réformiste, connu sous le nom d’Omaha Platform, qui contenait entre autres l’établissement de l’impôt progressif, l’abandon de l’étalon-or, la nationalisation des compagnies de chemins de fer ou encore la création d’une banque postale publique.

Les populistes latino-américains, dont les représentants les plus importants sont Getúlio Vargas (1882-1954) au Brésil et Juan Perón (1895-1974) en Argentine, adoptent quant à eux une position moins contestataire face au capitalisme. Ils luttent effectivement contre le capital étranger qu’ils perçoivent comme une entrave à l’indépendance du pays, mais prônent à la place un capitalisme national. Par conséquent, ils nationalisent de nombreuses entreprises, notamment celles qui étaient en mains étrangères, dans une conception très interventionniste de leur rôle dans l’économie et dans le développement de leur pays.

Proximité avec le peuple
Une autre caractéristique qui rassemble ces populismes est la relation étroite qu’ils établissent avec le peuple. Les populistes, que ce soit en Russie, aux Etats-Unis ou en Amérique du Sud, se sont tous appuyés sur le peuple dans leur action politique, pour soutenir leurs idées, construire leur programme ou, dans le cas sud-américain, parvenir au pouvoir. Il serait faux de considérer que ce rapport étroit avec le peuple n’était qu’une forme d’opportunisme de la part des populistes.

Dans une Russie majoritairement agraire, les populistes, ou narodniki, veulent construire une société nouvelle qui a pour base la paysannerie et ses structures sociales, tels l’obscina (communauté agraire) et le mir (assemblée villageoise s’occupant entre autres de la distribution des terres). Parmi les figures importantes de ce mouvement, on peut citer Alexandre Herzen (1812-1870), considéré comme le fondateur du mouvement par certains auteurs, ou encore Nikolaï Tchernychevski (1828-1889), l’un des acteurs majeurs du mouvement populiste Zemlia i Volia (Terre et Liberté).

Aux Etats-Unis, les populistes apparaissent dans des régions où la population se retrouve isolée. Ils inscrivent dans leur programme la volonté d’améliorer les droits démocratiques de la population. Ils faisaient notamment campagne pour introduire des instruments de démocratie directe comme l’initiative, le référendum et le recall (la révocation des élus). Certains membres du People’s Party se sont d’ailleurs rendus en Suisse à la fin du XIXe siècle pour étudier son système de démocratie directe.

En Amérique du Sud, Vargas et Perón ont mis en place des mesures destinées à améliorer les droits de la population. Dans ce dessein, ils introduisent des droits pour les travailleurs et les syndicats, ainsi que le suffrage féminin. Leur but final est l’amélioration des conditions de travail et de vie des individus. Leur longévité à la tête de l’Etat, grâce à de nombreuses réélections, atteste incontestablement d’un fort soutien populaire.

On remarque enfin que les populistes opposent systématiquement ce peuple qu’ils défendent à un autre groupe. Cette vision polarisée établit la plupart du temps un contraste entre un peuple «d’en bas» et une élite. Ainsi, les populistes russes veulent voir le peuple renverser le pouvoir tsariste, le People’s Party vitupère contre les capitalistes de la Côte Est, qui contrôlent les banques et les chemins de fer, tandis que les Sud-Américains luttent à la fois contre les grands propriétaires fonciers et contre les capitaux étrangers.

Ephémères mais influents
A la différence des mouvements populistes sud-américains, le populisme russe et le People’s Party étasunien n’ont pas duré très longtemps.
En Russie, le mouvement populiste est lancé vers 1860. L’historien Alain Pessin précise qu’il se transforme en mouvement terroriste, la Narodnaïa Volia (la volonté du peuple), à la fin des années 1870 en raison de la forte répression exercée par le régime. Ce groupe parviendra finalement à assassiner le tsar Alexandre II en 1881, ce qui entraînera la fin du mouvement. Par la suite, les populistes du début du XXe siècle intégreront le Parti socialiste révolutionnaire, créé en 1901. Ce nouveau parti repose essentiellement sur la classe paysanne et revendiquera explicitement sa filiation avec la Narodnaïa Volia.

Aux Etats-Unis, le People’s Party disparaît très rapidement après l’échec de l’élection présidentielle de 1896, lors de laquelle le parti soutient le candidat démocrate, William Jennings Bryan (1860-1925). La rivalité entre les deux grandes figures du mouvement, William Lamb et Charles Macune, accélère ce déclin. S’il n’y a aucun héritier direct de ce mouvement, certaines de leurs idées vont toutefois perdurer et seront récupérées, notamment par les Démocrates. Roosevelt s’inspirera par exemple du programme populiste pour mettre en place le New Deal. Goodwyn considère d’ailleurs que l’un des mérites des populistes est d’avoir façonné la politique américaine du XXe siècle.

Le cas de l’Amérique latine
Ce qui différencie les populismes latino-américains des autres mouvements est leur occupation durable du pouvoir. Effectivement, que ce soit Vargas de 1930 à 1945, puis à nouveau de 1951 à 1954, ou Perón de 1946 à 1955, ils ont gouverné leur pays pendant de longues périodes.

La volonté des deux chefs d’Etat de développer des politiques en faveur du peuple et non des élites, dans le but de moderniser leur pays, est un autre point propre au populisme sud-américain. D’une part en se libérant des capitaux étrangers volatiles, et d’autre part en établissant de nombreuses réformes populaires, ils aspirent à un progrès dont tous pourraient bénéficier.

Ces mouvements naissent au milieu d’une crise sociale due à l’industrialisation des villes et au fort exode rural qui l’a accompagnée. Les masses nouvellement urbanisées, victimes de cette crise, ont fait entendre leurs revendications que les partis traditionnels ne parvenaient pas à canaliser, ce qui permet l’émergence des mouvements populistes. Ces derniers se sont construits autour de la figure du chef charismatique, qui est un aspect particulier du populisme latino-américain. Particulièrement exemplaire à cet égard est la figure de Perón, qui se pense comme père du peuple et dépositaire des vertus sociales. Il fait partie de ce processus d’identification qui se construit entre les masses, l’Etat et le chef charismatique.

Diversité des populismes
Revenir sur l’histoire du populisme, c’est montrer qu’il n’a pas toujours été réactionnaire ou conservateur, comme on l’entend souvent aujourd’hui. Au contraire, dans les trois cas examinés ici, il était à chaque fois novateur, au moins réformiste, sinon révolutionnaire. Ce bref historique illustre aussi l’hétérogénéité du populisme. Son sens a changé dans le temps et en fonction du contexte, tout comme son usage. Il a été utilisé à des époques différentes et dans des environnements politiques extrêmement variés. Il est par conséquent difficile d’avancer une seule définition vraiment convaincante du populisme, et l’on doit peut-être se contenter d’affirmer qu’il n’y a non pas un seul populisme, mais plusieurs.
 

Au fil des populismes

Le populisme a mauvaise presse aujourd’hui. On l’accuse de tous les maux, on le soupçonne de constituer une «menace» pour nos sociétés, un «péril» pour la démocratie, quand il n’est pas purement et simplement assimilé au fascisme. Or ces usages contemporains du terme sont oublieux d’une longue histoire, qui prend ses racines dans le XIXesiècle. Ils dissimulent également les motivations politiques des acteurs qui emploient le mot pour disqualifier leurs adversaires. Enfin, ils présentent quelques surprenantes ressemblances avec la rhétorique antidémocratique classique, pour qui le peuple est toujours un peu suspect.
Dans le cadre d’un séminaire de science politique tenu à l’Université de Lausanne le semestre dernier, nous avons travaillé sur les différentes questions que le populisme soulève. Les étudiants ont choisi de se pencher sur cinq thématiques qui leur paraissaient particulièrement importantes. Et parce que le populisme n’est pas qu’un objet académique, nous avons décidé de publier le résultat de ces travaux pour un public plus large. Vous pouvez donc dès aujourd’hui prendre connaissance des premières réflexions issues de ce séminaire, réflexions qui se poursuivront dans les pages Contrechamp de ces deux prochaines semaines, ainsi que sur le blog sociopublique.

wordpress.ch/ANTOINE CHOLLET,
Maître-assistant en pensée politique, Université de Lausanne.

* Etudiants à l’Université de Lausanne, travail de séminaire de science politique (lire ci-dessus).
Bibliographie:
Bartra, Roger, «Populisme et démocratie en Amérique latine. Notes», Problèmes d’Amérique latine, n° 71, 2009, pp. 11-25.
Goodwyn, Lawrence, Democratic Promise, New York, Oxford University Press, 1976.
Pessin, Alain, Le populisme russe, Lyon, Atelier de création libertaire, 1997.

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