Chroniques

L’enfant roi

Mauvais genre

On ne leur refuse plus rien; ils se croient tout permis. C’est l’époque qui veut ça; les parents ont démissionné, et presque à la naissance ils les confient à des mains mercenaires, pour s’étonner ensuite de n’être plus obéis. Rousseau ne voulait plus des mises en nourrice, il aurait sans doute condamné les crèches; mais c’est lui qui, en les libérant du fouet et du maillot, a amorcé le mouvement qui aboutit à la situation où nous sommes. Oui, c’est la faute à Rousseau, comme le serinait Gavroche qui chantonnait en connaissance de cause.

Et c’est un des lointains émules du sale gamin hugolien qui est apparu en héros et victime dans un article du Courrier, le 22 octobre dernier. La scène que rapportait le journal ne s’est pas déroulée sur des barricades parisiennes, mais dans un bus genevois; pas de cartouches dans les mains, tout au contraire: rien. Ni billet ni abonnement. C’est peut-être moins grave que de vouloir faire la Révolution; mais comme dit le proverbe, qui fraude les TPG finit par gruger les HUG. Fort heureusement, nous avons encore des contrôleurs, qui savent se déplacer en nombre avec pour mission, si l’on en croit leur attachée de presse, de «sensibiliser nos passagers». Mission accomplie en l’occurrence: les gardiens de l’ordre et de la porte arrière firent apparemment forte impression; et le marmot devint sensible. Mais une autre passagère également, qui fut émue par ses larmes. De la sensibilisation on sombra dans la sensiblerie. On alla plus loin: on remit en cause l’action et l’autorité des protecteurs de la redevance. C’est la faute à Rousseau.

Pourtant, une note d’espoir, discrète, s’est glissée entre les lignes de l’article; la réaction de l’enfant, entre deux sanglots: «Mon père va me tuer!» L’irruption du commando navigant n’aurait peut-être pas suffi à ébranler l’infracteur: la figure paternelle, celle qu’on voit si souvent sacrifiée de nos jours, a joué un rôle déterminant pour la prise de conscience. Et dans la déliquescence actuelle, il fallait qu’elle soit forte: pas d’écoute compatissante, pas de honteuse faiblesse, pas de capitulation, mais «il va me tuer!» C’est le seul langage que comprennent les Gavroche; il est heureux que des pères sachent encore le faire entendre.

Certaines mères aussi parfois, reconnaissons-le. J’en ai vu une à l’œuvre, un soir, dans un restaurant, qui durant tout un repas fusillait du regard et du verbe sa gamine, laquelle n’avait d’autre solution que de ravaler ses larmes en ingurgitant les morceaux de sa pizza. Comme il reste encore des gens qui savent donner tout son poids au mot «éducation», un quatuor de personnes âgées salua l’exploit maternel: «Aujourd’hui c’est l’enfant roi; mais vous, on peut dire que vous ne vous laissez pas marcher sur les pieds – eh bien bravo, Madame!»

Elles n’en savaient pas plus que moi sur ce qui valait un tel traitement à la petite morveuse: mais l’essentiel est que ce ne soit pas les enfants qui commandent.

Or c’est si souvent le cas, quand ils sont uniques et qu’on les croit tels! Tenez, comme je suis en veine d’anecdotes, en voici une toute récente. Nous sommes au dernier étage d’un immeuble; plus exactement sur le palier, où un couple d’une trentaine d’années a trouvé bon de goûter aux délices d’une scène de ménage bien ordurière. Tous les voisins en profitent, du haut en bas; et aussi, cela va de soi, la roitelette des lieux, qui se tient sur le seuil de l’appartement, sans bouger, les yeux dans le vague – trop gâtée sans doute pour mesurer la chance qu’elle a d’assister à ces joyeusetés parentales. Mais la porte de l’ascenseur s’ouvre, le voisin immédiat en sort, se faufile entre les époux, s’étonne de ces éclats, et que son apparition ne les ait pas fait cesser ni même baisser de ton; il cherche ses clés, peine à trouver le trou de la serrure, jette un nouveau regard en arrière – ses yeux rencontrent alors ceux de l’enfant, qui le fixent, mais sans expression. Puis soudain elle rougit, se détourne, fait mine de vouloir rentrer dans l’appartement, arrêtée net par un glapissement: «Toi, tu restes ici!» On croyait qu’ils l’avaient oubliée, il n’en est rien: c’est leur petite reine. Et les rois et les reines, comme jadis les empereurs aux arènes, ça doit être aux premières loges quand on s’étripe.

Dans ce cas-ci toutefois, le laxisme n’est pas total. Les enfants rois manquent d’un cadre, nous dit-on: celui d’une cage d’escalier pourrait convenir. Ils refusent les règles de la vie en société: cette gamine en aura eu un aperçu. Il leur faut apprendre l’empathie: difficile d’échapper, en l’occurrence, au torrent des passions.

Et puis, on a appris à jouer avec les monarques, ce n’est pas Gavroche qui me contredira: on met Louis-Philippe sur le trône, deux ans plus tard on essaie de l’en faire tomber. On peut s’amuser de même avec les enfants: les porter aux nues, les piétiner ensuite. «Mon père va me tuer!» Eh oui, ça arrive. On a aussi guillotiné des rois. C’est la faute à Rousseau.

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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