Chroniques

Histoire vivante

Mauvais genre

On aime l’histoire vivante. Celle qu’on peut voir à la télévision, par exemple, avec des images qui bougent, des séquences pleines d’émotions. Non celle des professeurs, qui sont toujours ennuyeux, pédants, déconnectés de la réalité. Des politiciens ont donc tenté d’accorder l’école avec le monde d’aujourd’hui, animé de si belles passions: celles de se donner, de se battre, de gagner – pour son entreprise en particulier; pour que l’employeur y gagne. Au risque d’un échec aussi, évidemment, mais c’est dans les règles du jeu; le sacrifice a sa grandeur, que les employés d’UBS ou du Crédit Suisse semblent hélas méconnaître en ce moment.

Il faut donc offrir des modèles aux lycéens. Nicolas Sarkozy en avait lui-même plusieurs, à l’entendre: Jeanne d’Arc, Jaurès, Blum… Mais c’est sur le jeune Guy Môquet qu’il a jeté son dévolu, quand il a voulu imposer aux écoles, en début d’année, la lecture de sa fameuse lettre. On se souvient du tollé qu’il avait alors soulevé. C’est que les enseignants sont corporatistes; qu’ils voient le diable partout. Deux ans plus tôt, en 2005, des historiens avaient lancé le «Manifeste du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire». Leurs cibles? «L’intervention croissante du pouvoir politique et des médias dans des questions d’ordre historique»; mais aussi «les polémiques sur la mémoire», comme celle qu’avait déclenchée la loi du 23 février 2005, qui exigeait qu’on insiste en classe sur le rôle positif de la colonisation; enfin, la multiplication des «lieux de mémoire», et surtout leur utilisation par ceux qu’ils appelaient les «entrepreneurs de mémoire».

Sarkozy et les siens eurent beau jeu de répondre qu’il était parfaitement normal que la politique fasse «des incursions dans la mémoire», et qu’au fondement de l’histoire on trouve «le devoir de mémoire». Quant à Guy Môquet, c’était un magnifique exemple de «sacrifice national», selon les termes du président, «non pas du passé, mais pour l’avenir». La minute d’émotion sur laquelle devait s’ouvrir l’année scolaire était essentielle pour ces chères têtes qui ne sont plus blondes comme elles l’ont été.

Le problème avec les émotions est qu’elles sont difficilement contrôlables. Deux articles du Monde, parus le 31 janvier dernier, l’illustrent assez bien. Le premier se faisait l’écho du sentiment de «ras-le-bol face à la mémoire de la Shoah» exprimé par des lycéens. Certains de leurs enseignants, de leur côté, avouaient leur malaise devant le fait d’avoir à donner des «leçons de morale» plus que d’histoire, avec une tendance à la déploration, à l’approche compassionnelle, avec invitation de témoins, visites de sites où se recueillir, au détriment d’une analyse factuelle et critique du passé historique. A trop vouloir faire vibrer la corde sensible, on aboutissait à l’effet inverse: les dérapages ne se comptent plus, en classe ou sur les lieux où ont été commis les crimes nazis.

Le second article se voulait plus rassurant. Il décrivait un «voyage de la mémoire» accompli à Auschwitz à l’initiative du Conseil Général des Alpes-Maritimes: «dans l’ensemble», les élèves s’étaient bien tenus. La formulation n’est pas des plus encourageantes. Et de fait, la description et les propos rapportés montrent bien qu’on attendait de l’affliction, qu’on redoutait des plaisanteries, et qu’on a obtenu un mélange des deux. Un «grand dégingandé» a fait une blague de mauvais goût, des rires ont fusé, mais la leçon aurait porté: «C’est vraiment pas la journée où il fallait rigoler», reconnaît Emile; et Kenza conclut: «Il faut faire attention à ce qu’on dit.» A lire le compte rendu de la journaliste, il semble que l’Histoire se soit effacée derrière une leçon de comportement avec apprentissage de l’autocensure. On peut se demander si c’était vraiment le but de la visite. On peut s’interroger aussi sur la pertinence qu’il peut y avoir à essayer de programmer des collégiens de manière à leur arracher une larme, pour s’étonner ensuite qu’ils aient résisté, à un âge où l’on a sa pudeur, et où l’on a besoin d’affirmer son indépendance.

Mais un autre terme m’arrête, dans ce même article: on a voulu «offrir» à ces collégiens une «expérience-choc». Belle intention – qui entre curieusement en résonance avec certains commentaires, lus ici ou là, lesquels renvoient à une tout autre réalité, mais concernant des jeunes à peu près du même âge. Quand un Jérôme Leroy, un Alain de Benoist, cherchent à expliquer les départs pour le djihad en Syrie, on retrouve la même constellation d’idées: des émotions qui ont été suscitées, en empathie avec les frères d’Islam; le désir de retrouver le réel; l’aspiration à un sacrifice, qui devrait plaire à M. Sarkozy, «pour l’avenir»; parfois même, simplement, l’espoir de faire le plein d’expériences. Avec le «choc» attendu ou inattendu, pour ces jeunes gens; pour nous peut-être aussi, demain. L’histoire est en marche entre Alep et Bagdad; admettons qu’elle soit vivante; mais elle a déjà laissé bien des morts sur sa route.

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

Chronique liée

Mauvais genre

lundi 8 janvier 2018

Connexion