Contrechamp

Un décodage du système Blocher

ANALYSE • Le professeur Jean-Michel Adam, linguiste, revient sur sa participation à l’émission «Infrarouge» de la TSR qui a suivi la projection du documentaire «L’expérience Blocher» de Jean-Stéphane Bron, le 28 mai, en développant l’analyse des stratégies populistes du leader de l’UDC.
Jean-Stéphane Bron

L’expérience Blocher de Jean-Stéphane Bron n’est pas seulement un film documentaire cinématographiquement réussi, il parvient à n’être ni un portrait complaisant qui pourrait flatter l’électorat SVP-UDC, ni la caricature qu’il aurait pu facilement être. Blocher est tellement caricatural en lui-même que Bron n’a eu besoin de rien ajouter. Ainsi quand Blocher entonne une chanson dans laquelle, expédié au paradis par le bouquetin des Grisons Widmer-Schlumpf, il prend la place du Bon Dieu; quand il se rêve en prince du moyen âge au terme d’une séquence d’anthologie; ou encore quand il s’imagine en Guillaume Tell tendant, dans les couloirs du Palais fédéral, une embuscade à Micheline Calmy-Rey. Alléguer le second degré et l’autodérision pour excuser de tels propos permet de dissimuler la stratégie qui consiste à mettre les rieurs de son côté en créant la complicité d’une communauté de franche rigolade. Il fabrique ainsi son image de bon vivant simple, proche du petit peuple, et fait oublier le milliardaire vivant entre son château et son musée-bunker.

Le film de Bron ne raconte pas seulement le trajet biographique d’un homme politique, il rapporte ses paroles, en discours direct, et de nombreuses scènes deviennent ainsi des pièces documentaires. Le film les accumule et les soumet à notre interprétation sans être didactique. Il nous donne à voir un stratège cynique qui dit ouvertement passer ses idées à un autre parti pour que cela ne paraisse pas venir du SVP-UDC, qui s’entretient secrètement avec les responsables de Crédit Suisse, qui, pour se venger du patron de la BNS, n’hésite pas à trahir le secret bancaire dont il est, dans ses discours, un farouche défenseur, qui pratique la démagogie la plus grossière: «Je ne suis pas un motard, mais j’aime les motards!»

A la différence de Blocher et des stratèges du SVP-UDC, je crois que les mots ont un sens et que le jeu qui consiste à les retourner pour les dévoyer est un jeu dangereux et irresponsable. Nous l’avons vu à propos du mot «populisme», banalisé sur le plateau d’«Infrarouge» par les deux partisans proprement cravatés du «tribun zurichois». Assimiler les pires slogans politiques à de simples réclames de nourriture pour les chats, comme l’a dit Yves Nidegger, revient à une banalisation de ce qui est dit, des formes du discours et des méthodes que le film met pourtant à nu. L’usage qui est fait de la langue, les renversements du sens et de la valeur des mots, la façon de vider et de disqualifier les contenus paraissaient, en 1933, à l’écrivain et polémiste autrichien Karl KrausTroisième nuit de Walpurgis, traduction française aux éditions Agone, 2005., l’indice de la dérive fasciste du régime. Lui et Victor Klemperer, dans son étude de la nazification de la langue allemande (LTI, la langue du IIIe Reich), nous ont enseigné la vigilance philologique. Je ne suis, pour ma part, pas près de renoncer à un travail sur le discours et sur la manipulation des images, seul remède contre ce qui menace nos sociétés modernes médiatiquement contaminées par un usage spectaculaire, publicitaire, émotionnel et antirationnel du langage. Plusieurs passages du film de Bron dévoilent les mécanismes d’une stratégie-Blocher au moins aussi importante que ses «idées» en elles-mêmes.

Lorsque le lieutenant colonel Blocher déclare, à propos du mensonge et de la vérité en politique: «Je suis un officier, il faut parfois dire autre chose que ce qui est», c’est d’autant plus inquiétant qu’il explique, un peu plus loin dans le film, que le débat politique «c’est la guerre». Confondant débat démocratique et combat guerrier, il trouve normal de mentir à un peuple de bons petits soldats. Ce transfert de la logique militaire sur le fonctionnement politique de la démocratie a été justifié par Nidegger qui a théorisé doctement, sur le plateau d’«Infrarouge», la conception calviniste de la destinée individuelle: «L’individu qui a une vocation devient pratiquement tout puissant». Ce qui paraît banal et typiquement suisse à Nidegger est assez effrayant quand on pense à ce que cette conception du chef élu est devenue dans les dérives fascistes, staliniennes et sectaires. Comme cela a déjà été relevé: «L’organisation anti-démocratique des partis populistes est masquée par le fait que le chef se présente comme l’incarnation immédiate de la volonté populaire, ce qui rend superflue toute forme d’intermédiaire entre le sommet et la base de l’organisation»Juliette Rennes et Pierre Fiala: «L’Union démocratique du centre: effets de programmes et scénographie d’un libéralisme autoritaire (1999-2000)»..

Une incroyable scène permet de prendre la mesure du cynisme et de l’arrogance de Blocher. Recevant un dirigeant de la Chine populaire, il se réjouit et plaisante avec lui à propos des salaires des ouvriers chinois qui travaillent «pour moins cher qu’ici». Et, alors qu’il va vendre plus d’une centaine d’usines et des brevets de fabrication à la Chine communiste, il dit à son interlocuteur: «Vous n’avez pas besoin d’usines aussi modernes, mais on vous les construira quand même». Tout est dit du cynisme d’un chef d’entreprises qui a présidé sans état d’âme le groupe qui continua les échanges avec l’Afrique du Sud en plein boycott international de l’apartheid. En capitaliste moderne, Blocher profite de la mondialisation et de l’ultralibéralisme pour faire fortune, mais s’adressant aux laissés-pour-compte de cet ultralibéralisme et à tous ceux que la mondialisation inquiète, le même personnage tient un discours centré sur le réduit national, la fermeture des frontières, la nostalgie d’une Suisse éternelle et collectionne compulsivement les tableaux d’Anker, peintre de cette Suisse paysanne mythologique. Il surfe politiquement sur les angoisses des victimes de ce qu’il incarne professionnellement et socialement lui-même.

Le film documente une stratégie de la provocation permanente qui prend en otage la démocratie directe. Celui qui se déclare «soixante-huitard de l’autre bord» explique que: «Pour imposer un thème dans la société, il faut savoir élever le niveau de provocation». Il l’a redit le 26 mai au journal télévisé de la TSR: «Si vous êtes seul, il faut être provocateur». L’élève Freysinger a bien retenu la leçon: «Si on ne nous donne pas les deux sièges, on verra ce qui se passe. Tout reste ouvert. Ça peut être le chaos après… Nous on n’est plus tenus à rien». Commentant l’affiche «Stopper l’immigration massive!», Blocher jubile: «Ils ont une putain de peur de cette affiche. Ils la trouvent affreuse». C’est l’affiche qui porte en sous-titre le slogan typiquement populiste: «Les Suisses votent SVP/UDC». Banalisé par le couple Nidegger-Köppel et indirectement par Esther Mamarbachi elle-même au cours d’«Infrarouge», ce slogan révèle pourquoi le qualificatif de «populisme» s’applique parfaitement au leader du Schweizerische Volkspartei masqué pudiquement en Suisse romande et au Tessin sous l’acronyme démocratique UDC. En refusant aux opposants la reconnaissance de la nationalité suisse, ce slogan restreint l’extension du concept de peuple et fait imploser la démocratie. Aux yeux des populistes, leur parti est le seul représentant légitime du peuple et de la nation. Cette identification explicite du Parti du Peuple Suisse (SVP) à la nation se retrouve dans une ancienne formule de Blocher: «Le SVP/UDC est identifié à notre patrie comme nul autre parti». Le hongrois Viktor Orbán, dont le parti venait d’être battu en 2002, a eu cette phrase emblématique: «La nation ne peut pas être dans l’opposition» et le leader turc Erdogan déclarait, à propos des manifestants de la place Taksim à Istambul: «Ce ne sont pas de vrais Turcs». Telle est la famille politique de Blocher.

Il vient d’en donner la dernière preuve avec sa lettre de démission de son mandat de conseiller national, le 9 mai dernier. Fixant les «priorités» de sa «future activité politique», il transforme cette démission en mission. Déclarant vouloir consacrer tout son temps à la présidence du «Comité contre l’adhésion insidieuse à l’UE» et à la mise en œuvre de la votation du 9 février, il présente sa démission comme le résultat d’une nécessité supérieure: «écarter certaines activités secondaires», à savoir «[s]on travail parlementaire». On comprend mieux pourquoi il détient le record d’absences (à 36% des votes) au Conseil national! Déclarer, dans un système démocratique, que le travail parlementaire est secondaire est déjà grave, mais ce qui l’est plus encore, c’est de prendre comme bouc émissaire, dans une phraséologie typiquement populiste, «la Berne fédérale», dans laquelle il fourre pêle-mêle l’administration, le Conseil fédéral, la majorité du Parlement, le Tribunal fédéral. La radicalisation populiste est à son comble avec cette décision de reprendre le face-à-face direct du chef avec le peuple, sans la médiation de la démocratie représentative, contre les élites et les corps constitués.

Un film comme celui de Jean-Stéphane Bron vaut tous les exposés théoriques

Ce que montre le film de Bron devrait retirer définitivement à Blocher toute crédibilité et l’exclure du jeu démocratique, mais je sais que la manipulation des passions identitaires et des peurs issues de la mondialisation et de la dérégulation ultralibérale l’emporte en ce moment un peu partout en l’Europe sur l’exercice de la raison critique. Un film comme celui de Jean-Stéphane Bron vaut tous les exposés théoriques et didactiques et mon espoir est qu’il incitera plus de citoyens – en particulier les jeunes – à aller voter en étant plus vigilants, critiques et exigeants envers leurs élus.

* Professeur honoraire de linguistique à l’université de Lausanne.

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