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Faiblesses

Mauvais genre

La récente campagne de votation sur le salaire minimum nous a donné à voir des visages inquiets, s’affichant dans nos rues, et s’efforçant de nous émouvoir. C’est le jeune et dynamique Nicolas, qui ne pourrait monter sa propre entreprise; c’est Paulo, prêt à faire n’importe quoi dans un restaurant, le service, la plonge, récurer les casseroles ou les catelles, mais qui n’y trouverait plus de travail; c’est Julie, binoclarde et pleurnicharde comme tous les étudiants, qui dit redouter de perdre son petit boulot à temps partiel. Bref, toutes les fragilités du monde (Roms et frontaliers exceptés, par un reste de décence), qui nous avouaient leur terreur devant la redoutable montée des salaires jusqu’au niveau létal des 4000 francs mensuels. L’électeur s’est montré sensible à leur détresse. Que l’on puisse ainsi, sans pudeur aucune, faire jouer la corde sensible, et particulièrement dans le domaine du commerce en économie libérale, voilà qui en dit long sur notre décadence. Même le président d’un parti qui se présente comme «bourgeois» et qu’on croyait sorti tout droit et bien à droite de la cuisse de l’UDC – même Martin Landolt s’est cru obligé de déclarer qu’«un salaire minimum étatique aurait écarté les plus faibles du marché du travail».

C’est eux maintenant qui font la loi. La gauche nous a rebattu les oreilles, des années durant, avec «les plus démunis». Alors qu’on commençait enfin à s’habituer aux mendiants, aux SDF, c’est avec «les plus faibles» que de bonnes âmes de droite essaient de nous culpabiliser. Bien sûr, nous aurions voté spontanément contre cette initiative irresponsable. Mais quand, avec leurs faces pâlichonnes, les éclopés de l’économie essaient de vous y pousser, on aurait presque envie de résister; de glisser dans l’urne un bulletin avec une petite croix dans la case du OUI. Pour qu’ils apprennent ce que c’est que la vraie faiblesse en milieu capitaliste, et que le producteur de cornichons, le paysan de montagne ou l’horloger dont le haut de gamme a déjà dépassé le contre-ut leur ferment une fois pour toutes la porte au nez. Pour qu’on en finisse avec la tyrannie, la dictature morale des «plus faibles».

Avant, on pouvait entrer dans un commerce, petit ou grand, avec l’intime conviction que derrière leur comptoir, les larbins devaient bien trembler pour leur emploi, et qu’on pourrait en abuser un peu. Depuis le 18 mai, sous un sourire resté commercial, on devine leur satisfaction. Ils ont gagné. Avec un peu de chance, le patron en aura profité pour rogner sur leur paie; mais ils sont toujours là. Ils s’accrochent, avec un petit air de défi, du haut de leurs 2200 francs par mois. Et l’on n’ose plus les menacer de passer par les boutiques en ligne: les salaires y sont encore plus bas, et pires les conditions de travail. Ah! ils doivent bien ricaner, les faiblards, les rachitiques du portemonnaie, les chlorotiques de la feuille de paie!

Mais le plus désespérant, c’est que non contentes d’aider au triomphe de leur faiblesse, certaines entreprises leur apprennent à jouer aux plus forts. Il y a des formations pour ça, à ce qu’il semble. Vous entrez dans le  shop, pour appeler l’échoppe par son nom. Vous n’avez qu’un appareil à faire réparer. Mettons que ce soit chez Swisscom, l’un des plus chics et des moins cheap représentants du shop. Vous présentez donc votre téléphone à celui qui devrait être le souffreteux, le miteux de service. Et vous vous heurtez à son dédain. A peine un regard pour vous, tous les autres pour son écran d’ordinateur, où il cherche vos références après vous avoir fait décliner vos noms et adresse, comme n’importe quel fonctionnaire de police, avec l’avantage en plus qu’il ne fera pas grève. Et vous apprenez ainsi, sans qu’il y mette de gants, que vous êtes totalement stupide de garder ce contrat qui vous coûte bonbon, et que si vous croyez que ça vaut la peine de faire réparer un bidule qui vient de sortir de la garantie, c’est que vous êtes d’une naïveté qui confine à la crétinerie.

A vrai dire, là n’est pas la surprise: on connaît la chanson, on nous l’a serinée tant de fois. Mais naguère, «le plus faible» prenait un air apitoyé, se désolait avec vous, se réfugiait derrière les pratiques de son employeur en remballant la marchandise: on n’avait aucune peine à le faire se ratatiner, bafouiller des excuses. Désormais c’est le coup du mépris; l’arrogance. Ça prétend gérer votre portefeuille, y renfourner tous les billets que ça ne touchera pas à la fin du mois. Ça vous humilie de toute l’occultation de sa faiblesse. Car le comble de la perversité est que chacun sait, lui comme vous, qu’il y aura sans doute ensuite une enquête de satisfaction. Elle passe maintenant par un simple SMS au 311. Et vous pourrez remettre à sa place le freluquet qui se trouve coincé entre ses chefs et vous. Le problème est que cette place est justement celle des plus faibles. On ne s’en sortira jamais.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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