Ouverture prolongée: au fond, une question d’esthétique
Ah je le vois déjà, la «Luche», dressé sur les ergots de sa Porsche valaisanne, nous railler avec moitié d’agacement moitié de dédain: «Vous les socialistes, néocons du XXIe siècle, vous faites tout un plat, référendaire de surcroît, d’une très modeste révision de la loi sur le travail qui vise juste à permettre à quelques-uns d’acheter ce que d’autres voudront bien leur vendre».
Entendez par là le plaidoyer, par son auteur, pour le projet d’en finir avec la soumission des magasins des stations-service (communément appelés «shops») à l’interdiction, de principe, du travail de nuit et du dimanche, projet sur lequel nous sommes appelés à voter le 22 septembre prochain.
Si le procès en conservatisme liberticide ne devrait pas être écarté d’un revers de la main et qu’il mériterait qu’on lui réplique du haut de toute la tradition socialiste, dont l’engagement pour la liberté ne connaît historiquement guère de concurrent, force sera de constater qu’il tombe ici à faux. Mais pour en arriver là, il faut déjà démasquer un autre argument fallacieux, celui du caractère anodin de la mesure.
A s’en tenir aux seuls propos des «libéralisateurs», on serait presque tenté d’y voir une réforme de pur bon sens – ceux-là n’ironisent-ils d’ailleurs pas sur le but de «légaliser la saucisse à rôtir». Et même à considérer qu’il sera fait l’application la plus souple du texte, il faut bien admettre que cela ne va pas changer la face du monde.
Mais à ce projet il y a un passé – déjà une douzaine de votations cantonales et fédérales, sur le thème des horaires des magasins, pour l’essentiel perdues par les «modernistes», d’où le présent objet – et surtout des futurs (initiatives Abate, Lombardi et Bertschy), qui l’inscrivent nécessairement dans un débat plus large. Car contrairement à certains opposants qui ne voient dans cette succession d’«attaques» qu’une tactique de guerre d’usure pour servir simplement les intérêts économiques d’un camp, je crois que l’on touche là à un choix de société entre des options qui ne peuvent être si facilement disqualifiées, notamment au nom d’une alléguée avidité ploutocratique.
Car soyons sérieux, cette affaire n’a que peu à voir avec l’économie. S’il est certain que, par définition, tout commerce a un intérêt à une ouverture illimitée en regard de ses seules charges fixes, dès qu’il y a du personnel à rémunérer, le calcul devient beaucoup plus hasardeux: même à considérer une économie de l’offre, force est de constater que là où cela a été introduit, cela n’a pas donné de grands résultats en termes de consommation – si tant que cela puisse être un objectif en soi – et d’emploi.
Alors de quoi cette votation est-elle le nom? Celle d’un choix inévitable, remis en question dans sa version actuelle, pour déterminer les contours d’un bien commun, à savoir les usages sociaux de l’ouvert et du fermé; question qui est intrinsèquement collective et qui débouche nécessairement sur une forme de tyrannie de la majorité, au même titre que l’aménagement urbain, ou la question de la fumée dans les lieux publics. Si je peux a priori décider de faire ou non mes courses à 23 h, par contre je ne peux avoir, par exemple, une ville calme le dimanche et Monsieur Lüscher ses magasins favoris ouverts, il faut choisir! Et c’est là que la question devient esthétique: dans quel type de monde voulons-nous vivre? A titre personnel, j’aime assez les Etats-Unis, pour plein de raisons, mais certainement pas pour leur «culture» marchande et leur culte de la consommation. Et je crois que le fait, une fois par semaine au moins, de débrancher un peu la prise, que ce soit pour faire l’amour ou aller à la messe, ou les deux, est indispensable à notre équilibre psychique individuel et collectif.
Il s’agit encore une fois moins d’avoir raison ou tort dans les termes de la vérité mais de déterminer quel monde commun nous voulons construire et habiter. Et je crois qu’un bon indice de ce que la limitation des horaires travaillés n’est pas antinomique avec la liberté d’entreprendre est la difficulté folle que j’aurais d’obtenir un rendez-vous chez mon dentiste le week-end ou chez mon avocat à onze heures du soir. Pourtant, cela pourrait m’arranger et rien ne les empêcherait d’accéder à ma demande, si ce n’est leur désir de maintenir un espace de temps protégé, désir que j’espère partagé par une majorité de la population, au moins des votants.
* Juriste, membre du Parti socialiste genevois.